Pascal-Henri Keller
Bordeaux, le 20 décembre 2024
Au fil des pages de son ouvrage « Neurosciences, un discours néolibéral. Psychiatrie, éducation, inégalités », en particulier dans l’avant-propos, l’auteur nous éclaire sur l’origine de ses recherches, inattendues de la part d’un neurobiologiste qui a construit sa carrière sur l’étude de la transmission neuronale. Dans sa trajectoire scientifique, la parole, le discours et la politique ont fait irruption en deux étapes. La première correspond à une sollicitation de psychologues pour enfants, intrigués par l’augmentation démesurée, dans leurs consultations, d’enfants diagnostiqués TDAH (déficit d’attention avec – ou sans – hyperactivité). Ces professionnels ont voulu savoir pourquoi la principale explication donnée dans la presse au sujet des symptômes de ces « hyperactifs », est celle d’un « déficit de dopamine » dans leur cerveau. Ils ont alors fait appel au chercheur François Gonon, spécialiste des circuits de la dopamine, en France et dans le monde. Ils espèrent mieux comprendre, non seulement les fondements de l’hypothèse neurobiologique du TDAH, mais aussi la nature des traitements médicamenteux prescrits à ces enfants. Pour répondre à ces psychologues, le chercheur a entrepris l’analyse minutieuse d’un millier d’articles qui, au sein de l’imposante littérature scientifique consacrée à cette question, supposent un lien entre dopamine et TDAH. Mais la conclusion de cette analyse imposante fait valoir qu’en définitive, aucun lien causal ne peut être attesté entre ce diagnostic et une quelconque insuffisance dopaminergique.
La seconde étape de la nouvelle orientation du neurobiologiste commence avec la publication de son analyse dans une revue scientifique de qualité: Trends in neuroscience[1]. Une fois ce travail validé et publié, le chercheur aurait pu considérer que sa mission était terminée. Mais celui qui affirme « nos écrits et nos paroles nous engagent » (p. 15) considère a contrario que ces résultats ont soulevé une nouvelle question qu’il lui est impossible de laisser sans réponses : d’où vient l’écart qu’il constate entre, d’un côté des faits scientifiques avérés (un déficit en dopamine ne peut pas davantage expliquer le TDAH qu’un déficit en sérotonine ne peut expliquer la dépression), et d’un autre côté un discours largement répandu qui affirme le contraire auprès du grand public (il faut prescrire un médicament pour rétablir l’équilibre dopaminergique -ou sérotoninergique- du cerveau) ?
Avant de répondre à cette question complexe, François Gonon présente la double filiation scientifique et éthique à laquelle il se rallie : d’une part le psychiatre français Edouard Zarifian (1941-2007), et d’autre part le psychologue américain, professeur en neurosciences, Elliott Valenstein (1923-2023). Comme eux, il a noté ce constat sans appel : si la psychiatrie biologique a promis dès ses origines d’élucider les maladies mentales humaines, grâce à l’étude approfondie du cerveau, cette promesse n’est toujours pas tenue. Quant au projet scientifique annoncé par cette activité qui vise le statut de spécialité médicale (trouver un médicament pour traiter chaque maladie), Gonon constate également qu’il en est toujours au point mort.
Depuis la parution de Neurosciences, un discours néolibéral (septembre 2024), l’ouvrage suscite un tel intérêt chez l’ensemble des psychanalystes qu’à elles seules, les raisons de cet enthousiasme mériteraient d’être étudiées en profondeur. Mais le contexte de cette brève présentation ne permettra d’en dégager que trois. Une première raison pourrait être que, dans les trois domaines auxquels Gonon s’intéresse (psychiatrie, éducation, politique), les psychanalystes interviennent et prennent régulièrement position depuis des années. En psychiatrie par exemple, la supériorité des traitements médicamenteux sur les soins psychanalytiques et/ou psychothérapeutiques est proclamée depuis des années, fondée en priorité sur des arguments d’autorité. Les professionnels de ce secteur veulent-ils donc examiner de plus près ce qui interroge cette affirmation, par ailleurs démentie dans leur pratique quotidienne ? Ce livre leur en fournit d’autant mieux l’occasion qu’il montre à quel point les recherches en neurosciences ont peu contribué à mettre au point des médicaments psychiatriques. La plupart du temps d’ailleurs, en raison de la complexité de leurs cibles, leurs modes d’action et une partie de leurs effets (y compris les effets indésirables) demeurent énigmatiques.
La seconde raison pourrait venir de ce que, pour une fois, le matériau utilisé par un neurobiologiste dans ce travail se rapproche de celui d’un psychanalyste : le discours. D’autant que la structure argumentative du discours étudié par Gonon correspond à celle du travail clinique en psychanalyse : d’un côté le contenu manifeste, de l’autre le contenu latent. Ce que disent les acteurs des différents champs étudiés ne se superpose pas à ce qu’ils prétendent dire. Mais ici, le discours de la psychiatrie biologique présenté comme « double discours », vise moins à l’exonérer de ses erreurs involontaires (inconscientes ?) qu’à montrer les conséquences problématiques de ses contradictions. D’autant qu’en « neuro-essentialisant » la vie psychique humaine au détriment de sa dimension singulière, subjective et relationnelle, le projet de la psychiatrie biologique conduit (à nouveau, consciemment ou non) à déplacer la cause des difficultés psychologiques des patients (adultes ou enfants) vers un lieu a-conflictuel (un organe du corps, le cerveau). In fine, alors que les causes de la plupart de ces difficultés psychiques se révèlent sociales et politiques, le discours des neurosciences a pour effet d’atténuer la responsabilité des véritables acteurs. En effet, concernant les difficultés d’adaptation des enfants (scolaires, sociales, familiales, etc.), ce discours masque ce qui, de près ou de loin, relève de l’organisation sociale.
Enfin, une troisième raison pourrait contribuer à expliquer l’enthousiasme des psychanalystes pour l’ouvrage de ce neurobiologiste. Dans les années 1890, Freud est alors neurologue. Il rédige un écrit connu aujourd’hui sous le titre « Esquisse pour une psychologie scientifique à l’usage des neurologues ». Freud ayant renoncé à le publier de son vivant, il n’a été connu des psychanalystes que soixante ans plus tard, dans les années 1950. A l’époque de cette rédaction, Freud tentait de rendre compte de certains phénomènes psychiques, dans leur relation avec quelques-uns des mécanismes du système nerveux central, à peine découverts. Il y traite par exemple du rapport entre les souvenirs et les « barrières de contact » (que l’on n’appelait pas encore « synapses », le mot n’ayant été inventé qu’en 1897) ; les zones de frayages entre ces neurones -unités du cerveau qui viennent d’être découvertes- ; la motilité interrompue au cours des rêves ; la différence entre réalisation hallucinatoire et réelle d’un désir ; le parallèle entre rêves et symptômes névrotiques ; etc. Aussi, peut-on imaginer que les psychanalystes d’aujourd’hui se passionnent pour l’écrit d’un neurobiologiste novateur qui leur donne l’impression – à tort ou à raison– de prolonger un travail interrompu 130 ans plus tôt par le premier d’entre eux ?
Depuis ces premiers travaux sur le système nerveux qui datent de l’époque de Freud, des progrès phénoménaux ont été accomplis. D’innombrables voies d’exploration de notre cerveau en ont bouleversé les représentations, même s’il est encore l’un des objets les plus complexe de l’univers (G. Edelman, 2004). Les retentissements de ces bouleversements stupéfiants sont loin d’être établis une fois pour toutes, ni même d’être complètement maîtrisés. Quant aux outils à partir desquels cette exploration a été rendue possible, ils s’appuient sur des technologies d’une extrême sophistication, dont les limites sont difficiles à concevoir. Par ailleurs, les perspectives d’utilisation de ces découvertes exceptionnelles commencent tout juste à être envisagées.
N’est-il pas prématuré de mettre ces nouvelles disciplines à contribution dans le fol espoir de faire progresser, non seulement les soins en psychiatrie (neuropsychiatrie) et la pédagogie à l’école (neuroéducation), mais aussi la réduction des inégalités sociales (neuroéconomie), etc. Que le désir des neuroscientifiques soit de partager leurs observations avec le plus grand nombre et de trouver des applications à leur trouvailles est une chose, c’en est une autre que ce désir leur fasse oublier le conseil primordial d’épistémologues aussi incontestables que Claude Bernard, Karl Popper, Gaston Bachelard ou encore Émile Durkheim : observer et expliquer sont deux temps séparés de la recherche scientifique.
Avant de recourir aux neurosciences pour éclairer les pratiques professionnelles complexes, celles des soignants en psychiatrie, des professionnels de l’éducation, des politiciens ou encore des économistes, la rigueur n’exige-t-elle pas de commencer par réunir ces personnes, ne serait-ce que pour leur permettre d’échanger sur les enjeux d’une collaboration à venir ? Sans le formuler en ces termes, Gonon souligne toutefois dans son ouvrage, les effets désastreux de cet « oubli » épistémologique. Oubli que des psychanalystes malicieux pourraient interpréter comme un « refoulement ».
[1] Gonon F. 2009, The dopaminergic hypothesis of attention-deficit/hyperactivity disorder needs re-examining, Trends Neurosciences, 2009 Jan;32(1):2-8.. doi: 10.1016/j.tins.2008.09.010. Epub 2008 Nov 3