Hans raconte à son père interloqué, qu’il a rêvé d’une girafe chiffonnée. Pour expliquer son rêve, il roule en boule une feuille de papier. Il lui apprend que les rêves ne sont pas construits dans des espaces euclidiens. Avec ces passages, de trois à deux, puis à un nombre élevé de dimensions de l’espace de la représentation, Yann Diener suggère que notre rapport à l’inconscient peut être pensé, à la manière du cosmos, comme un espace complexe multiconnexe, c’est-à-dire replié sur lui-même et soudé en plusieurs points. Dans un tel espace, un objet peut être perçu simultanément en plusieurs points, lieux ou temps, favorisant les mirages topologiques que sont la répétition ou l’hallucination. C’est pourquoi, lorsqu’on essaye d’effacer un acte, il revient au même endroit avec une grande précision. Diener met ainsi en relation la répétition des meurtres aveugles dans les collèges américains avec le déni collectif des meurtres de masse des populations indiennes depuis le 17° siècle.
Ce thème l’amène donc à une réflexion sur la répétition du traumatique à la fois d’un point de vue historique mais aussi individuel, comme ce patient qui revit éternellement le jour de la rafle du Vel’ d’hiv, coincé dans un présent infini. « Pour construire un écart entre le passé et l’actuel, on a besoin d’un récit » conclue l’auteur. Le retour au pouvoir de l’extrême droite en Autriche est ainsi pour lui significatif d’un déni par les autrichiens de leur adhésion au nazisme. Il rapporte aussi le geste de ce petit-fils qui se fait tatouer le numéro de déporté de son grand-père comme pour assurer le maintien de la mémoire à même la peau. Un geste mémoriel qui a eu besoin sauter une génération, celle des fils, portée par un déni nécessaire.
Nous vivons tous dans le voisinage d’Auschwitz, dit l’auteur, qui rappelle qu’après la guerre Alois Bruner l’un des bourreaux Nazis a été protégé en Syrie par ce même régime qui a ensuite choisi de gazer sa population civile kurde. Diener souligne l’ingéniosité technique et les talents de bricoleurs de ces inventeurs des instruments d’extermination de masse. La première expérience a d’ailleurs été menée sur les malades d’un asile d’aliénés des environs de Minsk. A quel retour de refoulé ce passé nous expose-t-il, aujourd’hui où l’on prescrit aux enfants agités les mêmes amphétaminiques que ceux qui étaient délibérément et largement distribués à la population allemande pendant la guerre sous la forme de bonbons pour la rendre euphorique, les célèbres dragées Hidenbrand ?
C’est aussi qu’il n’y a pas de causalité linéaire dans l’inconscient, qui renverrait à une origine identifiable des choses. L’origine est mouvement créateur, elle est tourbillon, une image qui renvoie le lecteur actuel aux biens connus « isobares météorologiques », cette métaphore usuelle de la théorie du chaos. L’origine n’est pas une source mais un tourbillon, soit un mouvement génératif permanent et insaisissable. Creux tourbillonnaires qui alimentent les angoisses des enfants autistes, lesquels se vivent dans des espaces non orientés, dans lesquels il n’y a plus ni extérieur ni intérieur, ni dessous ni dessus, et où le devant est en continuité avec l’arrière.
Ces espaces non euclidiens organisent notre vie de représentation inconsciente, comme ce rêve d’un jeune patient qui se voit enfermé dans le sac qu’il transporte, se figurant sur une surface de Klein (un objet topologique dont l’extérieur est en continuité avec l’intérieur). Ou bien pour Hans, dont sa carte de Vienne se trouve réorganisée par ses évitements contra-phobiques, ou encore l’écrivain Patrick Modiano, qui dessine une carte de Paris chiffonnée par les souvenirs et les oublis. Chiffonner l’espace-temps permet d’établir autre chose qu’une causalité linéaire et d’assurer la mise en contigüité d’évènements qui n’ont pas de rapport immédiat ou intuitifs entre eux, sinon selon les logiques de la répétition.