Pierre ASSOULINE est l’auteur de nombreuses biographies. Son « Job » est étrange. C’est la biographie d’un homme qui n’a pas existé ; un homme « fabriqué à dessein pour illustrer le problème qu’il pose ». Job hante littéralement la culture judéo-chrétienne y compris dans des résurgences triviales inattendues, comme le « JOB », surnom inventé par les utilisateurs du papier à cigarettes « JB ».
Mais l’enquête de Pierre ASSOULINE à quelques pochades de ce type près, est un voyage savant ; une errance mystique qui confine par moments à l’hallucinatoire et dans laquelle il nous entraîne.
Il nous montre, depuis la bibliothèque de l’école biblique de Jérusalem jusqu’en Inde, en passant par les installations d’Anselm KIEFFER autour de la Shoah, la présence insistante, quoique en filigrane, de ce personnage qui surgit soudain dans le discours, comme s’il donnait sens à certaines épreuves que la vie ne manque pas de distiller ; pas n’importe quelles épreuves cependant, le deuil et la culpabilité du survivant ; plus particulièrement encore, la perte pour un parent d’un de ses enfants.
C’est évidemment son histoire de famille qui pousse ainsi l’auteur à traquer, en quête de sens, son personnage ; celle de la perte accidentelle d’un frère puis d’un père et qui l’amène à s’identifier à l’un tout en déplorant la perte des deux. Comment survit-on à la mort d’un fils ? Semble-t-il se demander tout au long de l’essai.
Mais le retour aux origines mythiques, celles d’un grand père s’expatriant d’un village des confins du désert, n’apporte aucune solution à l’absurdité de la perte accidentelle du fils. Tout homme souffrant est spontanément identifié à Job, mais c’est aussitôt pour alimenter la recherche d’une théorie explicative de la souffrance : la faute, une erreur, un manquement, fut-il à l’insu du sujet, et qui viendrait légitimer comme rétorsion divine, comme punition, la souffrance infligée par Dieu. « Car, rien n’est infernal pour la conscience que d’ignorer la faute qu’on vous reproche » auraient pu commenter les déportés de la Shoah.
Or ce qui caractérise l’histoire de Job, c’est précisément son innocence. C’est elle qui paradoxalement semble être sa faute. Si Job n’était qu’une méditation sur la condition humaine, « il y a longtemps qu’il aurait disparu. Faut-il qu’il contienne autre chose, d’autrement plus violent, radical, insensé... » L’histoire de Job est intrigante : quoi penser par exemple de cette restitution à Job de son état antérieur mais avec de nouveaux enfants, comme s’ils suffisaient à compenser la perte des premiers ?
Mais c’est surtout l’arbitraire d’un acharnement divin qui ne montre aucune empathie, aucun souci pour l’homme, lequel n’est rien d’autre qu’un élément de son jeu avec Satan. Le Dieu de Job se comporte beaucoup plus comme un Dieu grec qu’un Dieu Judéo-Chrétien.
Cette impression se confirme avec le personnage de Satan dont l’ambiguïté pourrait rappeler celle de Dyonisos. Car le Satan du « Job », nous dit ASSOULINE, n’est pas un démon, c’est un nom propre, une fonction. « Insinuateur public », il est là pour faire naître en nous l’appétit de la vie. Fonction séductrice, vitale mais dangereuse : si l’homme ne s’en dégage pas à temps, Satan se mue en ange de la mort ; il incarne le mauvais penchant de l’homme. Cette description de Satan, on le notera, n’est pas sans évoquer la fonction maternelle de séduction originaire telle qu’inventée par LAPLANCHE.
Des rumeurs amènent l’auteur à traquer Job jusqu’à Bombay, mais c’est pour y découvrir une interprétation de la souffrance radicalement différente. Nul besoin d’une faute à expier ou d’un tort à punir pour penser la conséquence des actes. Curieuse figuration pour nous du surmoi. Un surmoi beaucoup plus impersonnel à qui suffirait de savoir ceci, que nos actes nous attendent sur la route. L’indéfini de l’adresse, le passif de la formule, laissent entendre la dissolution de la volonté et l’acceptation des aléas du chemin.
Mais ASSOULINE, à l’inverse du Bouddha, ne parvient pas à l’illumination. A poursuivre cette figure mouvante qui surgit à tous les coins de rue pour disparaître aussitôt qu’il croît la saisir, rien d’étonnant à ce que l’auteur finisse par perdre pied, et à le voir, Job, là où il n’est pas, comme de ne pas se voir, lui même, là où il est. C’est une expérience d’hallucination négative du type du « Horla » qui, le saisissant un jour, l’effraye : poursuivre son « fantôme biblique » vaut-il de s’avancer plus avant dans la folie ? Cette expérience hallucinatoire semble alors lui indiquer la limite de sa quête.