Les textes de cette revue s’inspirent des trois articles de Freud, regroupés sous le titre « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse » dans « La vie sexuelle »: (1910) « D’un type particulier du choix d’objet chez l’homme », (1912) « Du rabaissement généralisé de la vie amoureuse », (1918) « Le tabou de la virginité ».
Ce numéro a été réalisé avec la collaboration d’une psychanalyste, Noëlle Franck et d’un professeur de littérature, Vincent Vives, et on pourrait ainsi trouver comme fil rouge pour la lecture des 15 articles qui le composent, un dialogue étroit entre psychanalystes et écrivains pour ce thème de la vie amoureuse et surtout de la rencontre amoureuse.
D’ailleurs, Freud, débute son article de 1910, en annonçant qu’il va aborder « les conditions déterminant l’amour » qui étaient jusqu’à présent la source d’inspiration centrale des poètes et des écrivains, dont « la fine sensibilité leur fait percevoir les mouvements cachés de l’âme d’autrui ». Freud annonce quant à lui, qu’il va aborder ce sujet dans une démarche scientifique de connaissance, ayant de ce fait « la main plus lourde et un plaisir esthétique moindre que les poètes ». Pour Edmundo Gomez Mango, Freud veut ainsi mettre une distance rhétorique entre le psychanalyste et le poète avec, du côté du Dichter, le plaisir le beau, du côté du scientifique, l’ascèse, l’objectivité.
Justement ce numéro des Libres Cahiers, semble dialectiser cette tension que pose Freud en intégrant les deux démarches dans une certaine légèreté et un vrai plaisir esthétique.
Des psychanalystes viennent nous faire partager leur amour et connaissance de certaines œuvres où se révèle de manière juste et clairvoyante la connaissance intuitive que les auteurs ont de l’âme humaine, certainement comme le dit Freud par leur capacité de laisser parler leur propre inconscient. Ainsi Danielle Goldstein s’écrie à propos de l’écrivain russe, auteur de « Un roman avec cocaïne », « Et je me pose la question : après tout, peut-être Aguéev avait-il lu Freud ? », tellement son personnage principal, Vadim, illustre ou incarne le destin tragique d’un homme dans une fixation incestueuse intense à la mère. Elle déclare une dette de la psychanalyse à l’égard de la littérature, dans son rôle d’éclaireur de la vie psychique.
Paul Denis, dans son très beau texte : « Phobie de la passion et sexualité narcissique », nous plonge dans l’autoanalyse que Paul Valéry réalise dans ses cahiers. Paul Denis souligne le processus en œuvre dans un mouvement qui débute par l’établissement de « l’idole de l’intellect », moment inaugural défensif que Valéry nomme « le coup d’état » élevé comme un rempart narcissique contre une fixation passionnelle délirante avec une femme mariée qu’il suit et n’abordera jamais mais le conduit à un état proche de la dépersonnalisation.
Une phobie de la passion fait rage dans les extraits cités par Paul Denis connexes à une phobie du monde interne tout aussi radicale qui limite la vie amoureuse de Paul Valéry à une sexualité narcissique avec des partenaires peu investies. C’est, arrivé à la maturité, et au moment de la rédaction de « La Jeune Parque » que la possibilité d’un mouvement amoureux se fait jour avec le resurgissement d’une pensée affective. Paul Denis articule ainsi de manière étroite, l’exigence forte des contraintes de la versification, « le divan d’alexandrins » avec le travail psychique dans le processus analytique. L’exemplarité de l’expérience amoureuse de Paul Valéry servie par la qualité d’une écriture où l’authenticité est portée à l’incandescence, nous parle de ce risque d’aimer. Il s’agit pour Paul Denis d’un évitement
d’une identification à l’autre sexe et l’impossibilité d’accéder à l’altérité pour une vraie rencontre amoureuse.
Le maitre de Paul Valéry était Mallarmé. Jean-Christophe Cavallin, professeur de
littérature ouvre la revue en réalisant un rapprochement inédit entre l’écriture de Mallarmé et
ses conceptions du langage et de la poésie avec le tabou de la virginité décrit par Freud.
En effet Mallarmé distingue deux états de la langue, comme les deux faces d’une pièce de
monnaie. La langue d’usage, la face qui porte un chiffre, la « brutale valeur d’échange », la
prostituée et la face oisive, la figure sereine c’est la vierge farouche qui s’isole. Or, l’acte
poétique consiste selon Mallarmé à refaire une virginité au langage. En le privant de son sens
commun le mot redevient « la vierge absence éparse en sa solitude » du poème le Nénuphar
Blanc et le lecteur se retrouve comme saisi par l’angoisse paralysante de la première fois. Mallarmé va jusqu’à la démarche extrême dans sa recherche de l’œuvre pure de faire
disparaitre le locuteur, le poète, laissant l’initiative aux mots et plaçant le lecteur seul devant
un texte hermétique, non frayé par l’auteur. Jean Christophe Cavellin nous propose une lecture du magnifique poème : « Le cygne » selon cet axe de compréhension, où les paroles du poète cygne sont gelées dans le silence, car il refuse de se situer dans le champ symbolique du langage qui veut dire quelque chose, l’ordre du Père, et fait retour vers la « virginité
protosymbolique des signes ».
Beaucoup d’auteurs dans ce numéro des cahiers, à l’instar de Freud, développent la
question du choix d’objet dans la vie amoureuse, illusion d’une découverte et fatale
répétition d’une série infinie s’originant dans le lien primaire à l’objet, où « chaque substitut
fait regretter l’absence de satisfaction vers laquelle on tend » (Freud in : « Un type particulier
de choix d’objet chez l’homme ») L’issue pour Freud consiste à surmonter le respect pour la
femme et s’être familiarisé avec la représentation de l’inceste pour être libre et heureux dans
sa vie amoureuse.
Mais au-delà, le point de butée sur lequel achoppe la rencontre amoureuse ne serait-il
pas l’inconnaissable sensoriel de l’autre ? Ignacio Pelegri réalise un prolongement novateur
au texte freudien en proposant d’envisager la différence des sexes pas uniquement sous l’angle visuel mais sous l’angle des sensations. Cette différence de nature place alors chacun, homme et femme, dans une égalité d’ignorance du vécu de l’autre, gageure de l’investissement amoureux. On pourrait presque dire du travail amoureux.