Les études recueillies ici ont pour objet une pensée de la relation entre corps et existence dans le cadre d’une phénoménologie de la perception. Le corps ne saurait être conçu comme simple support d’impressions sensorielles, et ces études, qui intéressent à plus d’un titre le psychanalyste, questionnent un rapport au monde qui n’admet pas l’évidence d’une délimitation sujet-objet naturellement établie. Ce livre prend appui sur une double critique : celle de Merleau-Ponty, dont l’auteur est un des lecteurs les plus exigeants, et celle de Heidegger. S’il revient à Merleau-Ponty d’avoir situé un pôle de la perception dans son incarnation, dans son intra-mondanéité, et non comme une conscience en surplomb du monde, Renaud Barbaras voit dans la pensée merleau-pontienne du corps (touchant/touché) une réintroduction d’une dualité sujet-objet qu’il était chargé de dépasser. Chez Heidegger, qui reconnaît la spécificité d’“ ek-sistence ” du Dasein et la nature de l’être comme rapport au monde, l’auteur dénonce l’absence d’une prise en considération du corps. Entre ces deux écueils, Renaud Barbaras propose une conception de l’existence comme mouvement, dans une “ identité pure du se-mouvoir et du percevoir ”. Si le mouvement, ici considéré comme cheminement et pénétration, dépasse la simple somme des mouvements particuliers, il ne s’en abstrait jamais complètement.
On lira notamment la belle discussion de la conception de l’animalité chez Heidegger, pour lequel, selon la formule fameuse “ l’animal est pauvre en monde ”. La réfutation d’une conception étroite du vivant donné comme tel, mécanisme déjà séparé de son milieu, et indépendant du mode d’être en vie, conduit l’auteur à interroger le concept de pulsion et à l’animer, si l’on peut dire, à l’aide du concept lacanien de désir. Il y a certes matière à discuter un certain évanouissement de la pulsion, de son caractère propre, sous le voile d’un désir défini comme manque inobjectivable et finalement “ désir de rien ”. Mais ces textes fondent avec rigueur, dans le champ qui est le leur, une profonde unité du rapport au monde qui n’est rien d’autre qu’une “ praxis ” de ce monde : “ Avec l’homme, (…), la motricité exploratoire se trouve inhibée et le manque se détache pour lui même comme horizon indéfini d’objectivation ; c’est alors que la connaissance devient possible. Mais cette connaissance n’est pas l’autre de la pulsion : elle en est l’accomplissement le plus élevé. ”
Enfin, soulignons également la qualité de dialogue de ce livre, qui ne repose pas seulement sur une discussion des deux auteurs déjà cités, mais se confronte avec nombre d’œuvres majeures, au premier rang desquelles celles de Jan Patocka, Bergson, Erwin Strauss, Jean-Paul Sartre ou Hans Jonas.