Claude JANIN le signale d’emblée, la transgression n’est pas un concept psychanalytique. Si elle peut intéresser celle-ci, ce n’est que dans la mesure où la différenciation du psychisme en instances donne à l’interdit un statut psychique lié au surmoi. La « culture » lui accole deux valences opposées : transgression des codes qui permet le progrès, d’une part ; transgression des interdits fondamentaux, facteur de régression, d’autre part.
De ce point de vue, quoi de plus transgressif que le transsexualisme ? Colette CHILLAND note que les transsexuels ne parviennent pas à accéder à une nécessaire bi-sexuation, obligés qu’ils sont d’expulser leur sexe d’origine. Ils se construisent très tôt une double image féminine : l’une, à laquelle ils cherchent à s’identifier, est blonde et idéalisée et ils l’utilisent pour se protéger de l’autre, brune et effrayante. Mais ces images, construites et fixées, ne peuvent pas constituer un réel support identificatoire.
René ROUSSILON s’intéresse aux implications des passages à l’acte sexuels entre analyste et analysant. Il fait de la présence souterraine d’un transfert maternel archaïque non reconnu le facteur déclenchant de celui-ci. L’analyste, s’accrochant aux formes génitalisées du transfert évite ainsi de se trouver confronté à des affects primaires touchant aux sentiments d’impuissance et de détresse ; voire au retour d’agonies primitives. Il fait l’hypothèse de fonctionnements dans lesquels les failles de l’organisation narcissique primaire chez l’analyste se sont en quelque sorte « suturées » par des solutions empruntant aux formations psychiques plus tardives ; opérant une véritable subversion du surmoi. Ces passages à l’acte témoignent d’un véritable « faux self » analytique pré-éxistant qui justifie que les buts, « officiels » et rationalisés, de l’analyse se trouvent soudain balayés dans l’acting, au profit des aspirations narcissiques primaires.
Plus généralement, les transgressions vis à vis des règles analytiques impliquent une part de secret partagé, toujours justifié, selon Daniel WIDLOCHER, par les mérites particuliers que s’attribue l’analyste. Le fantasme omnipotent qui le sous-tend traduit en vérité un « manque de croyance » dans la pratique analytique.
Ce thème est poursuivi, dans une perspective historique, par Madeleine VERMOREL pour qui les liens « incestuels » entre FREUD, JUNG et Sabina SPIELREIN ont permis de faire surgir au champ de l’analyse la question du contre-transfert ; alors que c’est l’accès même au féminin qui, pour Jaqueline SCHAEFFER, est essentiellement transgressif.
Dans la lutte contre l’imago, toutefois, la transgression est légitime, voire prescrite. Et Paul DENIS voit dans le « premier mensonge réussi » par l’enfant une étape décisive dans la construction d’une intériorité mise à l’abri de la toute puissance supposée de la mère. Est ainsi crée un écart entre la personne et sa représentation qui permet la mise en place d’un « jeu » intérieur entre les instances.
Jean Pierre CLERO s’interroge sur la nécessité, dans la découverte scientifique, du pari et de la croyance. La transgression, seule, permet de créer un effet de réalité qui pourra, ou non, se trouver confirmé par l’extérieur. Toute pensée scientifique est une reconstruction qui suppose une mise à l’épreuve du doute de l’inventeur quand à sa création, auprès des autres.
Dans les sociétés orales, c’est par le mythe que s’explicitent pour les peuples les transgressions actuelles. Pour Pierre ELLINGER, les grecs formulaient leurs récits sous forme d’énigmes dont le sens pouvait se comprendre comme une image inversée. Glaucos, qui cherche auprès de la Pythie le moyen de ne pas respecter un serment, devient ainsi le prototype mythologique qui permet de lire rétroactivement l’extraordinaire aventure d’Alexandre le grand, à qui toutes les transgressions semblaient réussir comme s’il était un dieu, sauf la dernière, celle qui lui aurait fait accéder à l’immortalité.
Mais ce numéro des monographies et débats est aussi l’occasion d’une réédition d’un texte de Piera AULAGNIER-SPAIRI de1967 consacré aux rapports entre le « désir de savoir » et la transgression. Car, si le désir de savoir ne fait pas partie des facteurs élémentaires de la vie affective, le savoir est lié au désir et à ce qui le cause. Que le sujet, sur ce point, puisse rester désirant, suppose la transgression continuelle d’un su à la recherche d’un non-su inépuisable. Or, si la pulsion vise à englober un objet pour colmater le point où le corps manque, ce dont le sujet est désirant, c’est du désir lui-même. La satisfaction pulsionnelle ne peut que menacer d’extinction ce désir.
La perception par le sujet d’un savoir non-su, car inconscient, dans sa propre psyché, implique la quête d’un objet capable de soutenir l’illusion d’un tout-savoir qui s’affranchirait de l’objet et affirmerait la coïncidence possible entre savoir et désir. Cette première et nécessaire illusion doit cependant rencontrer une limite, au risque de perdre toute possibilité de repérage.
D’autre part, la trace laissée par l’expérience de satisfaction, d’un premier « connu » liée à l’expérience émotionnelle partagée avec l’objet, tout d’abord non signifiante pour le sujet, est inapte à répondre à la question de l’origine du désir. Elle laisse une place vide où le savoir pourra seulement advenir.
Ainsi l’origine du désir, à savoir le désir de l’Autre, se dérobe toujours jusqu’au moment où la quête du sujet rencontre la parole du père et le savoir de la loi ; à ce point, savoir et désir se clivent.
Deux voies s’ouvrent alors : celle de la reconnaissance de la castration, l’abandon de la première illusion quant à la toute puissance maternelle (la castration du « Désirant ») et l’accès à un nouveau savoir, ou bien le défi et le désaveu pour maintenir les voies du plaisir et de l’illusion ; désaveu qui s’oppose au pouvoir du père. Ce « savoir pervers » ne cessera pas, dès lors, de vouloir démasquer la loi comme faux-savoir.
Aussi la quête du savoir balance-t-elle entre ces deux pôles : transgression et assomption. L’exigence propre à tout savoir, de transgresser un ultime savoir, suppose d’en avoir cependant reconnu et intégré la limite.