Le psychanalyste argentin Emilio Rodrigué se raconte – à lui-même, à nous tous, à ses petits-enfants. A mille lieues du prêt-à-bien-penser, avec une complaisance ouverte (qui va jusqu’à s’autodédicacer son livre) et une énergie inépuisable, il fait vivre son parcours personnel autant que psychanalytique, sa vivacité extrême, son besoin de renouveau et disons-le d’aventures, mais aussi sa place et celle des autres dans l’essor du mouvement psychanalytique argentin, ses ancrages dans la psychanalyse anglaise, un cosmopolitisme vivant en même temps qu’un parfum sud-américain incomparable.
Le « gosse moitié idiot, moitié poète », « objet idéal pour une mère fervente catholique » soulève le voile de l’oubli sur cette folie divine originaire de l’amour maternel. Le père, un homme qui en imposait, s’est montré bienveillant mais ce fut Jack, un frère aîné, qui racontait des histoires merveilleuses et terribles. Le récit évoque, avec une ironie légère et attendrie, la gaucherie des premières amours (Rosita, Eleana) et l’engagement dans une analyse avec Arnaldo Rascovsky, en 1943. L’histoire circonstanciée de la jeune psychanalyse argentine donne lieu à une fresque animée, au rythme quelque peu effréné, d’où émergent de multiples fragments biographiques des grands noms de la psychanalyse argentine (Pichon-Rivière, Angel Garma, Heinrich Racker, Carcamo, Moro Abadi, etc.) dont la figure marquante de Marie Langer. Un double postulat soutenait les pionniers : l’Argentine allait sauver l’œuvre de Freud ; la psychanalyse peut tout soigner. Mais les conflits amènent Emilio Rodrigué à poursuivre sa psychanalyse en Angleterre, auprès de Paula Heimann ; il narre désormais ses expériences au sein de la psychanalyse britannique et évoque la rencontre de Beatriz, sa première femme.
Le prestige conféré par ce premier séjour à Londres propulse Emilio Rodrigué sur le devant de la scène, sans tuer son plaisir à s’amuser comme un enfant, ni son insouciance à se mettre en conflit ou en danger. Histoire(s) de la psychanalyse et histoires d’amour (ou ruptures brusques) alternent, avec des décisions radicales comme celle de partir s’installer pour un temps aux Etats-Unis (à la Austen Riggs Clinic de Stockbridge, « une utopie appelée communauté thérapeutique »), en grande partie pour rencontrer la philosophe Suzanne Langer. Les années 1962-1970, de retour en Argentine, sont celles de l’essor de la thérapie de groupe, de la consultation partagée avec Léon Grinberg, de la relation amoureuse avec Noune, au prix de la rupture avec Beatriz, des deux mois passés en Europe, notamment à Paris, chaque été, de l’accession en 1966 à la présidence de l’Association psychanalytique argentine, de l’écriture du roman Heroina. Ce sont ensuite les fêtes et les morts, la mort de Noune, l’amour pour Martha, puis la rupture, l’écriture toujours (La leccion de Ondina, El antiyoyo…), la réflexion sur les séparations, la rencontre de Lourdes, et finalement celle de Graça (dans un atelier d’expression corporelle), la « princesse africaine » qui devient sa quatrième femme et dont la présence multiple et énigmatique rayonne sur toute la fin du livre.