On ne peut que se réjouir de cette reprise, sous une forme remaniée et avec une préface inédite, de L’érotique maternelle, précédemment publiée chez Dunod en 1999.
Dans son nouvel avant-propos, Hélène Parat part de la réflexion freudienne sur une modalité fréquente de la vie amoureuse des hommes qui dissocie courant tendre et sexualité, la maman et la putain. La question est bien celle de cette dissociation récurrente, y compris chez les femmes, entre le sein maternel et le sein érotique. « Dans son excès le partage entre mère et femme laisse entrevoir ce qu’il combat, l’impensable d’une mère féminine, sexuée et séductrice ». Formation réactionnelle culturellement très prégnante, l’idéalisation de la mère et de son sein nourricier permet de refouler tant le sexuel féminin que la permanence du sexuel infantile en chacun. Dans l’idéalisation de l’allaitement se rejoue cette classique défense contre l’Œdipe qui fait de la mère l’antagoniste de la femme.
Rappelons l’organisation et les thèses de l’ouvrage. L’introduction, reprenant l’expression de Winnicott « l’orgie de la tétée » souligne l’intensité pulsionnelle de l’expérience de l’allaitement et analyse la conjonction entre les discours prescriptifs et la lutte contre la conscience de la valeur incestueuse de l’allaitement ainsi que contre ce qu’il comporte de charnel, d’obscur et de puissant. Le premier chapitre est consacré à « l’impossible partage » entre les deux figures de la femme, à partir de l’étude des figures imaginaires de l’allaitement maternel dans les textes médicaux anciens, ainsi que des prescriptions d’abstinence sexuelle qui devaient l’accompagner. Dans le second chapitre s’étendent les ombres du lait maternel, figures de la folie maternelle, alchimies du lait répandu, symbolique des humeurs avec leurs équivalences (sang, sperme) ou leurs dénis, fusion vampirique… L’écart entre les théorisations et les observations est symptomatique. Les rites et les pratiques organisant la protection, tant à propos de la fougue lactée que pour son contrepoint, le sevrage, fini et infini.
La clinique de l’allaitement décline ensuite « les partitions d’Eros », bouleversements du corps et du cœur. Le sein n’est pas qu’oral, il est aussi anal et urétral (que l’on pense à la question des horaires et des mesures), phallique et sa relation à la génitalité de la femme est complexe. L’inhibition nécessaire de l’érogénéité du sein ne doit être que partielle. L’investissement n’est pas seulement narcissique et toute la problématique de la séduction originaire s’y condense. « Lait noir de la perte, lait blanc de l’angoisse, lait rouge de l’excitation » déclinent les angoisses liquides, les défaillances des auto-érotismes, les confusions et les fantasmes vampiriques, les formes et figures du lait mortifère. Mais ces impasses possibles n’empêchent pas de chanter « la fougue du lait » et la façon dont s’y déploie l’angoisse de castration au féminin, les jouissances fluides, l’articulation de l’oralité et de la génitalité dans « les bouches féminines ». L’avènement d’un « sein tendrement érotique » – « tétin de femme entière et belle », chantait jadis Clément Marot – se tient dans un équilibre, qui inclut le renoncement à la complétude et la tiercéité nécessaire au sein de la rencontre charnelle et de la passion. Entre sein maternel et sein érotique, la relation est difficile, douloureuse parfois ; mais l’orgie de la tétée n’en est pas moins le lieu charnel et psychique d’un plaisir nourricier partagé, profondément créateur.
Dans la pensée psychanalytique, cette réflexion décisive, qui pose la question d’une « censure de l’amant » accompagnant la « censure de l’amante » (M. Fain) a la fonction d’une levée de refoulement. Nous ne pouvons plus parler du sein de façon neutralisée et désexualisée, purement nourricière, et la clinique des relations d’objet s’en trouve à mon sens soit modifiée, soit mise en question. On peut regretter qu’Hélène Parat n’ait pas engagé ce débat métapsychologique. Mais en clarifiant les voies pour reconnaître et penser « l’érotique maternelle », elle ouvre notre écoute et notre pensée de manière essentielle.