Dans ce livre remarquable par sa rigueur, sa finesse d’analyse et la profondeur de sa réflexion, Paul Denis rassemble des articles antérieurs, réécrits et remaniés, qui explorent divers aspects du contre-transfert. Cet « incontournable contre-transfert » est abordé d'abord par l’histoire de ses théorisations psychanalytiques, devenu l’élément central de la conduite de la cure analytique après avoir été initialement considéré, par Freud d’abord, comme un obstacle à surmonter. L'acte inaugural est l'instauration du cadre (Ida Macalpine). Paul Denis distingue un courant ferenczien, un autre qui valorise le rôle de miroir de l’analyste, et un troisième d'influence kleinienne. Il expose les thèses des Balint (interactions entre transfert et contre-transfert), de Winnicott (la haine dans le contre-transfert), de Racker (contre-transfert inévitable, direct ou indirect), de Paula Heimann (le contre-transfert comme outil de la cure) et de Margaret Little (les risques d’évitement ou de déni de l’analyste). Il y ajoute une réflexion personnelle sur l’investissement de l’analyste, envisagé dans ses dimensions libidinales et son risque d’emprise. Le contre-transfert est finalement la condition du transfert, et sa spécificité est que l’analyste doit se comporter en « anti-objet », « c’est-à-dire ne pas laisser se fixer sur lui une configuration relationnelle stable qui arrêterait le mouvement transférentiel et par conséquent le processus analytique » (p. 31). Il lui faut donc éviter toute confusion entre l’investissement transférentiel de son personnage et celui de sa personne, et déplacer son propre investissement de la personne de son patient au fonctionnement psychique de celui-ci, élément central et actif du contre-transfert au service d’une attitude d’accueil à l’expression de l’inconscient du patient.
C’est cette thèse essentielle que déploie l’ensemble du livre. Investi en tant que personne, l’analyste s’expose et se dérobe à la fois. La situation paradoxale et traumatique de la cure suscite à la fois désexualisation et resexualisation et pousse à trouver des voies de réaménagement. Dans la « névrose contre-transférentielle », les réactions de l’analyste témoignent d’un investissement de son patient, momentané ou durable, comme personne ordinaire au lieu d’un investissement de son fonctionnement psychique. A l’autre pôle, existe la tentation d’établir avec le patient une situation d’analyse pure, idéale. « L’addiction au transfert des autres » ou contre-transfert addictif, est une dérive, liée à la dépendance passionnelle et à l’irruption de la passion dans la cure. Le destin des situations de dépendance à la personne de l’analyste, va dépendre de l’attitude contre-transférentielle de l’analyste. A cette tentation permanente, l’analyste ne peut résister que si sa propre analyse lui a permis une autonomie de fonctionnement suffisante, et que son rapport à un groupe cohérent lui permet l’élaboration nécessaire au traumatisme quotidien de la rencontre avec la souffrance d’autrui. C’est aux différentes formes de phobie de l’analyse que s’attache le troisième chapitre : phobie de l’analyse interminable chez Sacha Nacht, de la durée de la séance chez Lacan, phobie du fonctionnement psychique, du cadre analytique, de la rétention et de la retenue nécessaires à l’interprétation, phobie du transfert passionnel… Chez le patient, le choix même de l’analyste est souvent une claire manifestation de sa phobie de la cure. Reprenant magistralement l’analyse de Margaret Little avec Winnicott, Paul Denis y reconnaît une phobie de la cure, vécue par M. Little comme un passage à l’acte homosexuel, et une phobie de son agressivité et de son sadisme, ainsi que des fantasmes homosexuels féminins chez Winnicott. Au lieu d’être reconnus, ces fantasmes sont agis dans une sorte de flirt dont la valeur sexuelle est déniée par l’alibi d’une attitude maternelle.
La suite du livre analyse la réserve de l’analyste, témoin d’une conscience de la nécessité d’un écart entre l’analyste et son patient, le transfert négatif, avec sa fixation au traumatisme, interrogeant sur un contre-transfert négatif limitant l’investissement du patient, l’expression latérale du transfert. Paul Denis reprend la cure de l’homme aux rats et interroge la répression du transfert et le clivage du transfert, la figure particulière que représente l’irruption dans la cure d’un patient du patient, puis s’intéresse à la dynamique du transfert latéral, qui aménage parfois un transfert passionnel et permet le déploiement d’un espace de jeu – à la différence d’un conflit reproduit à l’identique, sans symbolisation. L’interprétation de la latéralisation est un moment de l’interprétation du transfert tandis que toute interprétation extra-transférentielle favorise une forme de latéralisation.
L’écart entre les différentes pratiques qui se réclament de la psychanalyse illustre l’influence des contre-attitudes théoriques de l’analyste qui sous-tendent son contre-transfert ou le refus de tenir compte de celui-ci. Paul Denis développe son propos par une étude critique des positions lacaniennes. Un chapitre s’intéresse aux enjeux du vieillissement ou de la maladie des analystes pouvant conduire à une rupture de fait de la règle d’abstinence nourrie de fantasmes d’immortalité. Un dernier chapitre reprend plus largement la question de l’éthique du psychanalyste, envisageant concrètement, dans maints détails, les risques liés à une position trop séductrice et l’importance essentielle, au cœur de l’éthique psychanalytique, de l’analyse par l’analyste de son contre-transfert.