Loin d’enfermer notre compréhension du psychisme dans la cohérence d’un modèle totalitaire, l’inventeur de la psychanalyse nous a laissé en souffrance de cohérence, et le mouvement de sa pensée a fait ses héritiers riches de deux topiques et de diverses articulations pulsionnelles. Décelant, dans la « quatrième humiliation » que constitue l’échec de la dictature de la raison dans les sciences depuis l’époque où Freud revendiquait pour la psychanalyse un statut scientifique, une chance pour le sujet de la psychanalyse de dépasser la nécessité déterminée de son histoire, Sylvie et Georges Pragier nous proposent, dans un ouvrage remarquablement clair et accessible malgré la complexité des champs qu’ils abordent, d’explorer l’éventuelle fertilité d’une intégration – sur un mode métaphorique – des nouveaux modèles scientifiques regroupés sous le vocable de « sciences du chaos ». Ils clôtureront d’ailleurs l’ensemble de leur propos sur un chapitre situant plus précisément leur objectif en ce moment de l’histoire analytique, défendant leurs choix métaphoriques après avoir affirmé l’hétérogéneité à la psychanalyse de l’espoir de scientificité expérimentale et s’éloignant ainsi des neurosciences – pour trouver dans la métaphore de l’émergence du nouveau sous l’influence de l’aléatoire l’espoir d’une nouvelle fertilité.
Ouvrant sur la brève évocation d’un premier entretien entre patient et analyste où l’impact de la rencontre et l’après-coup d’un lapsus leur paraît se situer au-delà des avatars d’une configuration transfert-contre-transfert, qui les fait évoquer la « sensibilité aux conditions initiales » récemment décrite par les physiciens, ils plaident pour faire travailler dans notre champ trois modèles dont ils rassemblent l’intérêt pour la psychanalyse dans une « émergence de nouveau », de « l’inattendu, création commune de complexité dépassant les capacités séparées du patient et de l’analyste ». Ils font précéder leurs propositions d’un court plaidoyer pour un « usage stratégique » de la métaphore (entre modèle et analogie) notion opératoire fondamentale telle qu’en parle Edgar Morin, et pour une légitimité du transfert de concepts en évitant les écueils de la propagation, de la contamination ou de la capture.
Le paradigme du chaos déterministe déconnecte déterminisme et causalité. Les déterminismes n’excluent pas les effets imprédictibles, et il existe des causalités aléatoires. Le couple hasard et nécessité fait place à ceux d’ordre et désordre, stabilité et instabilité. La sensitivité aux conditions initiales(« l’effet papillon ») réconcilie cependant l’aléatoire de fait et le déterminisme de principe. L’étude de l’évolution des systèmes non-linéaires a mis en lumière l’existence des « attracteurs étranges » qui se manifestent dans le temps. Un de leurs découvreurs considérait l’expression comme « psychanalytiquement suggestive ». Les auteurs reviennent alors à la psychanalyse en proposant de comprendre comme « attracteurs étranges » des apports d’auteurs actuels à la métapsychologie ; depuis leur propre conception de la situation métapsychologique de l’agressivité dans un article ce 1984, au schéma du procès chez André Green dans « Le discours vivant » en passant par la boucle fermée de la psychose chez Piera Aulagnier ou le besoin de non-linéarité chez Evelyne Kestemberg, qu’ils voient comme des « métaphores prémonitoires » de l’attracteur en psychanalyse. Puis ils évoquent l’utilisation explicite du déterminisme non-linéaire en psychanalyse par Serge Viderman (la fractale des côtes Bretagne) ou l’Œdipe comme attracteur de Michel Ody, ou encore le chaos comme modèle de certains états de la vie psychique pour Jean-Michel Quinodoz. Voyant un prélude dans l’insistance de Freud quant à la richesse des souvenirs-écrans qui contiennent « non seulement quelques éléments essentiels de la vie infantile, mais encore tout l’essentiel » , ils soutiennent la pertinence de la métaphore fractale du processus analytique, et notamment celle de « l’invariance d’échelle » qui permettrait de comprendre ce dont la plupart d’entre nous ont l’intuition : que les premiers entretiens contiennent en germe la totalité des processus à venir.
En physique, la notion de dissipation permet d’appréhender l’origine d’un nouvel état de la matière, et ce sont les « structures dissipatives issues du désordre » qui intéressent Sylvie et Georges Pragier dans une deuxième partie de l’ouvrage, où après avoir présenté le changement de perspective qu’apporte notamment en biologie l’introduction des structures dissipatives, ils démontrent l’intérêt de la métaphore dissipative en psychanalyse par l’évocation d’un cas clinique où l’entrée dans une pathologie grave ne relève d’aucune raison majeure ; puis par la proposition d’une autre lecture des trois temps du fantasme de fustigation dans « On bat un enfant ». Ils poursuivent en étendant l’intérêt de la notion de dissipation à l’ensemble de la réalité psychique en parlant des « conditions dissipatives de l’apparition des fantasmes », où ils rencontrent la conception de Michel Fain, et de « complétude des fantasmes originaires » en l’illustrant par l’histoire de Kafka, et la fiction de M. Yourcenar, « Comment Wang-Fô déplaça les montagnes » qui illustre pour eux l’ensemble des solutions que l’homme peut inventer face aux énigmes que lui pose le monde, par la sélection au cours de l’évolution des capacités à mettre en sens la triangulation et de la penser.
La troisième partie s’intitule « Le monde quantique », et les auteurs exposent d’abord en quoi la quantique, « métaphore de l’invisibilité », semble si séduisante pour comprendre la « matière » psychique, avec tout l’intérêt que peuvent porter les psychanalystes au principe d’indétermination d’Heisenberg ou au théorème d’incomplétude de Gödel qui induit le concept de vérité locale – et pourrait leur donner de quoi échapper à la critique poppérienne.
D’autant qu’une certaine similitude des « objets » décrits par la physique quantique et de ceux de la psychanalyse invite à filer la métaphore : discontinuité, après-coup, récursivité…
A travers une étude de l’implicite de l’influence quantique dans les travaux de Bion, Sylvie et Georges Pragier montrent comment Bion n’échappe pas à la nécessité du recours mystique que finit par impliquer l’effort sans fin de maîtrise de l’indécidable, puisque la tentative mathématique échoue à rendre compte de l’objet psychique. Suit un très intéressant chapitre, qui peut se lire seul, comme un compte-rendu clinique passionnant dont le patient serait le découvreur du vide quantique, le physicien Edgar Günzig.
C’est le modèle d’auto-organisation qui est au cœur de la quatrième partie du livre. Les auteurs décrivent comment le modèle en biologie permet la compréhension de l’apparition de nouveau dans les « systèmes» par la saisie des processus auto-organisateurs qui surviennent si le bruit, événement aléatoire, vient compromettre l’information entre éléments du système. Ils proposent une illustration de cette compréhension possible de ces crises auto-organisatrices avec l’exemple de l’auto-analyse de Freud.
Introduisant leur invite à une lecture « hérétique » de leur ouvrage par quelques très belles pages sur l’histoire talmudique du verger où s’illustrent la nécessité de comprendre l’existence des niveaux d’organisation où s’effectue la mise en sens, S. et G. Pragier déclinent l’intérêt du concept pour la psychanalyse – jusqu’à l’émergence du sujet. Sylvie Faure-Pragier nous expose ensuite une lecture d’un cas clinique personnel – celui d’une patiente narcissique – à la lumière de l’auto-organisation. Le processus s’effectuant en une « auto-organisation à deux », amène l’analyste à un ultime questionnement qu’elle intitule « Retour à la neurotica ? » , ou pour le coup le « nouveau » est bien là.
Enfin, les auteurs abordent dans leur dernière partie le phénomène de l’apoptose illustré par les travaux de Jean-Claude Ameisen en immunologie, considérant que le modèle scientifique de « La sculpture du vivant » vient « soutenir notre tolérance à la deuxième théorie des pulsions », l’auto-destruction programmée des cellules au service de la défense immunitaire se mettant au service de l’auto-organisation du vivant. Revenant cependant à leur avant-propos introductif, les auteurs soulignent le piège que nous tend cette « rencontre » entre un modèle et la spéculation freudienne. Ils privilégient quant à eux la métaphore de l’auto-organisation pour rendre compte du dualisme pulsionnel, faisant correspondre le besoin de sens à l’ordre au niveau psychique, celui-là étant l’effet d’une tendance à la désorganisation, une « autodésorganisation destructrice qui assume un rôle antagoniste à celui de la libido » qui pourrait » rendre compte des énigmes et des scandales de notre pratique psychanalytique ». Débat métapsychologique à notre horizon, espèrent les auteurs avec quelque raison.