Il s’agit du quatrième livre d’Antonino Ferro, traduit en français, tous aux éditions Erès qui rendent ainsi accessible aux lecteurs français l’œuvre de ce psychanalyste étonnant, à l’avant-garde de la psychanalyse contemporaine. On a pu voir Antonino Ferro à plusieurs reprises intervenir dans des colloques ou des journées d’étude en France et c’est à chaque fois une expérience assez surprenante, tant son approche de la psychanalyse introduit une écoute nouvelle du patient.
Ce nouvel ouvrage, qui rend compte de séances de supervision avec des collègues brésiliens qui ont eu lieu à Sâo Paolo en 2000, constitue une illustration exemplaire de l’approche très personnelle et originale de Ferro, psychanalyste italien, ayant des responsabilités importantes et une renommée internationale.
C’est peu dire que l’ouvrage est entièrement inspiré par Bion, d’ailleurs Ferro avoue avoir une « folle passion » pour Bion. Je dirai même que ce livre, et ce n’est pas le moindre de ses intérêts, est une excellente introduction à l’œuvre de Bion, dont il éclaire de manière très vivante, les notions théoriques qui ont la réputation d’être si difficiles d’accès. C’est un livre qui montre comment les modèles théoriques de Bion s’appliquent dans la pratique quotidienne, selon la version de Ferro qui les prolonge et les développe.
L’idée centrale qui apparaît à travers les commentaires que fait Ferro des cas présentés, aussi bien d’enfants que d’adultes, idée qui lui tient à cœur, est celle, énoncée par Bion, que la psychanalyse est une sonde qui élargit sans cesse le champ qu’elle explore. Il ne s’agit pas tant d’interpréter les contenus que de permettre que se constitue un contenant, ce qui concerne bien sûr plutôt les enfants jeunes et les cas border-line, mais aussi les parties non-névrotiques de tous nos patients. Le processus psychanalytique est conçu essentiellement comme un mode de transformation du matériel clinique, dans le cadre du « champ psychanalytique » de M. et W Baranger, qui est le concept qui en constitue le point de départ, et dans lequel va se dérouler la « copensée » (dénomination de Widlöcher qui donne une préface très éclairante à l’ouvrage) du couple analytique.
Pour rendre compte de cette approche clinique très particulière, le mieux est peut-être de donner un exemple pour montrer comment Ferro travaille avec ce qu’il appelle les « dérivés narratifs » et à quel point il ne cesse de faire usage de métaphores aussi bien dans sa compréhension que ses interventions.
Il s’agit du cas d’une femme de 46 ans, très angoissée et déprimée, soumise à un mari tyrannique, ce qui évoque chez Antonino Ferro l’image d’une personne qui se trouve en eaux profondes et ne sait pas nager. Tout son commentaire consistera à développer cette métaphore et d’en montrer les implications cliniques. Que fait cette personne si elle rencontre une bouée ? Elle s’y accroche et accepte ce que la bouée lui demande. Mais dès qu’elle a rencontré le psychanalyste, et à condition que celui-ci accepte d’accueillir les projections de la patiente, il sera la bouée et la patiente retrouve l’espoir. Le tout - et ce n’est pas si simple malgré les apparences, tant les angoisses projetées sont massives - , est de tenir cette position qui se caractérise essentiellement par la capacité d’accueil psychique de l’analyste.
Selon Bion, tout objet peut être vu selon différents vertex, chacun en révèle d’autres aspects. Ferro applique cette idée au cœur du processus psychanalytique en proposant au patient son interprétation non comme définitive, mais en disant : «J’entends ce que vous me dites, mais j’étais en train de me demander si d’un autre point de vue, cela ne pourrait pas nous faire penser à … » De telles formulations vont dans le sens de « l’expansion de l’univers psychique » de Bion et de l’augmentation de la flexibilité du patient.
Ce qui est en jeu fondamentalement est la capacité d’accueil du psychanalyste des angoisses profondes du patient. A partir de là, Ferro pose sans cesse « le problème théorico-clinique » de l’interprétation et des différents niveaux de fonctionnement psychiques. Faut-il donner une interprétation dans le transfert ? Souvent il faut attendre, ou alors, dit Ferro, il faut « prendre des maniques, ces objets qui servent à attraper les casseroles brûlants ». Souvent il faut faire des interventions moins saturées, afin que l’expérience émotionnelle partagée puisse se développer. Il y a un moment où une interprétation de transfert doit être faite, mais, dit Ferro, c’est comme un avion qui doit atterrir, il lui faut une piste d’atterrissage pour le recevoir.
On est d’ailleurs frappés, à lire ces compte-rendu cliniques des jeunes psychanalystes brésiliens, de leur style extrêmement libre, un peu sur le mode des « conversations psychanalytiques » de René Roussillon, ce que Ferro appelle des « conversations de transfert », à différencier des interprétations de transfert. Ils semblent appliquer une autre idée de Ferro qui est de dire que notre pire ennemi est le Surmoi psychanalytique. Il raconte comment lui-même a dû se dégager de l’orthodoxie kleinienne pour qui toute parole qui n’était pas une interprétation de transfert était un péché ! Mais il ajoute que néanmoins chaque analyste doit être formé à tous les aspects du processus analytique.
Revient de manière récurrente l’image de la cuisine : nous n’avons pas à proposer au patient un plat tout préparé, mais avec les ingrédients qu’il nous fournit, et avec sa participation, nous allons préparer le plat ensemble (le patient est mon meilleur collègue, disait Bion). Il ne s’agit pas de lui donner à manger mais de lui apprendre à faire la cuisine lui-même. Et dans certains cas, ajoute-t-il, il faut même construire la cuisine…