Dans un petit livre percutant, intitulé Psychanalyse et neurobiologie, Bernard Brusset, auteur de nombreux ouvrages sur la clinique psychanalytique, nous invite à faire un pas de côté pour nous plonger dans une réflexion approfondie sur les rapports entre la psychanalyse et les découvertes de la neurobiologie. Depuis Freud, de nouveaux axes de recherche sur les rapports entre le cerveau, la psychologie et le psychique ont été ouverts, mais comment les articuler avec la psychanalyse comme « science de la culture » ?
Avec rigueur et en dépit des différences de méthodes et d’épistémologies, Brusset fait cheminer le lecteur vers les zones de convergences qui peuvent exister entre ces divers champs, d’où le sous-titre de son livre « L’actuelle croisée du chemin ».
C’est par la clinique de la dépression, objet du premier chapitre qu’il nous introduit à ces différentes approches. Si d’un côté la psychiatrie a évolué avec l’introduction de l’épigénèse, de la neuro-imagerie et de la neuropharmacologie, de l’autre la psychanalyse n’a cessé de poursuivre la recherche en psychopathologie. Depuis Freud qui a distingué le deuil de la mélancolie (1915), la psychanalyse continue à introduire des nuances nosographiques. Et Brusset présente la grande variété des formes cliniques de la dépression, depuis la simple dépressivité jusqu’à la dépression primaire (Green), en passant par les contributions d’auteurs comme Klein, Winnicott et Bion. Ces nuances sont actuellement effacées en psychiatrie dont la sémiologie dans le DSM est devenue descriptive. Ce qui soulève lors de la prise en charge bifocale de nouvelles questions éthiques ou celle du rôle des antidépresseurs. En agissant sur l’aspect symptomatique, ces derniers sont-ils ou non au service de l’élaboration analytique ?
Cette riche clinique dans laquelle la plainte somatique est fréquente, le conduit à aborder dans le second chapitre la question de la psychosomatique et des affects. Question simplement évoquée dans le DSM comme « plaintes somatomorphes ». Or évaluer, si le trouble corporel correspond à un surcroit de sens et de significations inconscientes, comme c’est le cas dans la conversion hystérique, décrite par Freud et qui reste d’actualité, ou si, au contraire, cela correspond à leur défaut, est essentiel. En effet, ce défaut de sens se rencontre au décours d’une clinique dans laquelle le patient n’exprime ni affect, ni douleur. Une clinique considérée comme sémiologiquement objectivable en neuropsychologie sous le terme d’alexithymie et que l’on peut rapprocher, de ce que les psychosomaticiens de l’Ecole de Paris ont appelé la « pensée opératoire ». Or, pour ces derniers, les défaillances de l’organisation psychique comportent des risques de désorganisation somatique. On conçoit que la recherche ne peut se faire que dans la confrontation des modèles théoriques métapsychologiques et neurobiologiques aux données de l’expérience.
Face au pluralisme des théories et des pratiques, la notion d’empathie, objet du troisième chapitre, se présente comme un fondement clinique commun. Les recherches sur l’autisme, la découverte des neurones-miroirs objectivés par l’imagerie cérébrale et les approches intersubjectivistes en psychanalyse, lui ont donné une grande actualité. Et Brusset nous invite à une réflexion critique sur son usage en psychanalyse. Avec la cure d’Olivia, qui souffrait d’une « dépression d’infériorité » (Pasche), nouveau malaise dans la culture, de n ‘être que soi au regard de l’idéal porté par le culte des images et de la performance, il nous fait partager combien l’empathie peut être mise à l’épreuve. Il démontre que ce n’est pas la consolation empathique, ni l’expérience affective réparatrice qui sont à l’origine des transformations psychiques mais bien la prise de conscience des conflits intrapsychiques en rapport avec le pulsionnel refoulé ou dénié. Et c’est justement la notion l’inconscient pulsionnel qui pourrait disparaître dans certaines perspectives scientifiques. A partir de la notion d’émotion, qui condense excitation et pulsion, l’auteur nous plonge dans le quatrième chapitre, au cœur de la complexité des croisements entre neurosciences, sciences cognitives et psychanalyse. Si un « cerveau des émotions » a pu être objectivé par l’imagerie cérébrale, si la notion de « bassin attracteur de la mémoire inconsciente » (Tassin) a été introduite par les neurosciences, une question reste cependant centrale : comment expliquer la transformation d’éléments biologiques en activité mentale ? Brusset montre comment certains auteurs utilisent métaphoriquement des modèles scientifiques dans la théorisation psychanalytique de l’inconscient. Par exemple, G. et S. Pragier ou Ch. Delourmel, s’appuient sur le connexionnisme, qui enseigne que les structures mentales peuvent émerger des structures cérébrales pour montrer la fécondité de certains principes. A la fin du chapitre, Brusset avance une autre lecture de ces rapports, à partir de l’idée « de puberté sans adolescence », lorsque le changement biologique a lieu sans les reconfigurations psychiques requises. Il l’illustre avec la cure de Gisèle. Un renouvellement de la théorie analytique étayé notamment sur les théories de Laplanche « la séduction originaire généralisée » (1987)
Le dernier chapitre, qui reprend les modèles théoriques analytiques mis en perspective avec les connaissances actuelles en neurobiologie, fait percevoir clairement que pour la psychanalyse c’est un « défi du présent », une nécessité pour l’avenir que de prendre en compte ces découvertes pour les soumettre à une réflexion au service de la clinique.
Ce livre érudit qui arpente d’un pas alerte un grand nombre de théories en psychanalyse et en neurobiologie, illustré par une clinique contemporaine, permet au lecteur, en évitant les positions réductionnistes favorisées par les analogies qui sont aussi évocatrices que trompeuses, de considérer l‘existence de zones de convergences qui, comme l’écrit Brusset « ouvrent de nouvelles perspectives sur des objets de connaissance communs » (P.162)