Le don et la dette : les termes d’un échange dont Gabrielle Rubin explore, en un texte d’une grande lisibilité et à renfort de clinique très parlante, la complexité et la paradoxalité.
C’est autour de l’invariant social universel que constitue la dette que s’ouvre l’ouvrage. L’auteur s’appuie sur les travaux des ethnologues, et particulièrement ceux de Marcel Mauss, pour montrer l’universalité du système du potlatch découvert chez les ethnies du Nord-Ouest américain. Il n’est de cadeau qui n’entraîne de dette : le récipiendaire qui prétendrait se soustraire à cette coutume ayant force de loi ne risque pas moins que la guerre – le don fût-il d’une somptuosité telle que le rendu le mène à la ruine. Nous vivons dans des sociétés où affirmer que le cadeau oblige à la réciprocité, et que le don n’est pas gratuit, afflige les grandes âmes. Rien cependant n’est plus vrai, et la haine de la dette (sous-titre de l’ouvrage, moins accrocheur et peut-être plus plus éloquent) régit bien nos modes de relations intersubjectives.
C’est bien sûr aux termes de l’échange psychique que s’intéresse Gabrielle Rubin, et à ceux de ces termes dont la méconnaissance nourrit une force destructrice des liens. Ses premières illustrations cliniques concernent les dettes intarissables, qu’elles le soient pour cause de surévaluation du don, de refoulement de sa vraie nature, ou d’idéalisation du donateur. Colette vit sous le poids de l’énormité de sa dette vis-à-vis d’une mère-ayant-sacrifié-sa vie-pour-ses-enfants, et s’est enfoncée dans un masochisme qui lui fait supporter une mésentente conjugale prolongée ; Juliane est la fille d’une mère adoptive admirable et admirée devenue pour sa fille la référence suprême après la mort prématurée du père : elle se laissera “voler” sa propre fille, sacrifice insuffisant et qui a induit une relation difficile avec sa fille. Richard, enfant adopté lui aussi de parents socialement aisés, n’a pas de vrais amis, prétend fournir en séances maintes preuves de ses insuffisances voire de sa nullité, et n’a de cesse de donner son argent ou de le prêter à qui n’en a pas besoin.
Mais il y a aussi les dettes niées. Maria est une jeune femme réussissant brillamment sa vie professionnelle, mais qui choisit des partenaires amoureux qui l’infériorisent et dont elle excite le sadisme. Admirant son père, elle méprise une mère qui est « de la race des esclaves ». Le travail analytique mettra a jour « une identification inconsciente et inopportune à une mère humiliée », et lui permettra d’accepter une identification à une mère aimante – et aimée. Puis c’est à un personnage de Labiche, Monsieur Perrichon, que s’intéresse l’auteur pour illustrer « comment fonctionne le problème de la dette lorsque c’est un esprit médiocre qui est concerné ». Elle joue du contraste avec les quelques pages qu’elle consacre à l’analyse des rapports du don et du contre-don dans des sociétés où l’échange n’est pas ritualisé : prenant appui sur la finesse du narrateur de la « Recherche… » qui décrit la lutte longtemps désespérée d’un membre éminent de l’aristocratie (en proie a un désir ardent d’appartenance à une Académie) contre l’ingratitude de Mr de Norpoix qu’il cite dans tous ses articles… jusqu’au jour où lui vient l’intuition du don ad hoc qui appellera le contre-don désiré.
Si les vignettes cliniques que nous propose Gabrielle Rubin sont relatives à des donataires écrasés d’une façon ou d’une autre par le fantasme d’un don incommensurable, elle consacre un chapitre aux bienfaiteurs masochistes et autres donateurs qui semblent appeler une ingratitude répétée qui leur assure un bénéfice narcissique que leurs malheurs manifestes semblent nier. C’est à l’obligation incontournable que crée la dette qu’elle revient en s’attardant à quelques récits bibliques où à certaines paraboles évangéliques qui restent choquants pour notre irrépressible revendication de justice. La dette est aussi incontournable quand c’est la mal ou la haine qu’il faut “rendre” : par la réparation dans le meilleur des cas, par l’acte destructeur, éventuellement déplacé comme elle l’évoque pour les pages qu’elle consacre à Guy Georges (« un matricide déplacé »), ou retourné contre soi (quelques pages consacrées au Mars de Fritz Zorn). Enfin, dans le dernier chapitre (VI), elle explore plus théoriquement le “don personnel”, dont l’ignorance (du donateur et du donataire) n’en exige pas moins, pour rester inoffensif, un échange. Elle expose brièvement d’un point de vue psychanalytique les notions de projection et de réparation, citant Freud, Bion et Klein, et termine par le lien entre pulsion d’emprise et blessure narcissique.