Le trajet de ce livre est étrange. Il a été publié à titre posthume, par les soins de Nancy Huston, son amie, qui en a écrit la préface. Nancy Huston explique qu’elle a retrouvé ces textes après la mort survenue en 2006, d’Annie Leclerc qui était écrivaine et philosophe. Nous connaissons d’elle de nombreux ouvrages, mais celui qui a peut-être laissé le plus de traces est Parole de Femme de 1974 qui a marqué une génération de femmes dans les années soixante-dix par ses réflexions originales et poétiques sur le féminin s’écartant des idées féministes habituelles. Cette fois-ci, dans Paedophilia , il s’agit non pas de la femme, mais de l’enfant.
Ces pages correspondent à ce que Nancy Huston appelle le « livre-cauchemar », c’est à dire un livre qui obsède l’écrivain mais qui ne veut pas s’écrire. Un livre qui résiste et s’impose à la fois. Elles en avaient parlé souvent toutes les deux, depuis les années soixante-dix, mais Nancy Huston ignorait qu’Annie Leclerc l’avait bien écrit, sans l’avoir montré à quiconque. Livre dur, en effet, puisqu’il parle d’un sujet difficile s’il en est, celui de la pédophilie, que l’écrivaine aborde avec désarroi et courage à la fois, n’hésitant pas à bousculer les idées reçues. Le titre même de l’ouvrage, le mot choisi par l’auteur, paedophilia plutôt que pédophilie, indique bien qu’elle ne souhaite pas traiter la question comme on le fait habituellement, mais qu’elle veut rester au plus près de la complexité du problème, c’est à dire montrer l’intrication de l’amour le plus tendre et de la haine la plus destructrice. Comment se fait-il que les adultes qui aiment les enfants puissent en arriver à les détruire ? Car ce sont les mêmes qui les aiment et les maltraitent, dit Annie Leclerc. Et comment se fait-il que les enfants qui ont subi les abus, restent muets? C’est pour répondre à cette question-là qu’Annie Leclerc est devenue philosophe, pense Nancy Huston. Ayant subi elle-même, dans son enfance, les outrages d’un pédophile, n’ayant jamais pu en parler dans sa famille pourtant ouverte et bienveillante, Annie Leclerc s’interroge sur ce silence et cette honte. Et c’est là où, avec une écriture de grande qualité littéraire, elle avance ses idées les plus intéressantes en nous donnant à lire une très belle vision de ce qu’est l’enfance. »Il ne faut pas prendre les enfants pour des idiots. Ce n’est pas parce qu’ils la bouclent qu’ils ne savent pas ce dont il s’agit. Et ce n’est pas non plus parce qu’ils laissent faire qu’ils y trouvent leur compte ». La violence sexuelle provoque un désastre, qui pétrifie la langue. Ce n’est pas seulement qu’il est interdit d’en parler, il n’y a pas que la peur des représailles qui rend l’enfant « aphone », c’est plus profond que cela. D’abord l’enfant est « d’emblée exclu de la scène ». Remarquable illustration de l’auto-clivage de Ferenczi, que cette petite fille qu’elle était : « c’était moi, ça, j’en suis sûre, mais j’ai été d’un coup retirée de sa tête, et maintenant je ne peux la considérer que du dehors avec des mots de maintenant dont elle ne pouvait disposer – la langue lui ayant été arrachée - , ce qui fait que je ne peux rendre compte de son épreuve que de façon approximative ». Si c’est l’expérience de l’indicible même, c’est parce que l’enfant est obligé de porter le mal des adultes. Le petit Chaperon rouge violenté en sait trop et a honte de savoir ce qu’on ne veut pas qu’il sache. En savoir plus que les grands, cela va à l’encontre du rapport d’un enfant avec un adulte, qui bénéficie d’une autorité naturellement conférée par l’ordre des générations. Comment signifier qu’il en sait plus long sur lui, sur la nature humaine, que l’adulte ne peut tolérer de la part de cet être qui dépend de lui et qu’il est censé protéger ? La honte de l’enfant, c’est la honte pour ses parents, la honte pour tous les grands, si jamais il n’accorde plus le crédit de la supériorité que l’adulte a sur lui. C’est comme s’il y avait une honte primordiale, qui précède l’événement de l’abus, et qui prend forme par lui, blessure secrète de l’enfance outragée, « honte muette », sans laquelle le pédophile n’aurait pas trouvé sa pâture.
Mais Annie Leclerc ne s’arrête pas là et c’est ici que sa réflexion est la plus intéressante. Il faut aller plus loin, dit-elle, on ne peut se contenter d’enfermer et de sanctionner les pédophiles, il faut essayer de comprendre ce qui les amène là, à cette destruction de ce qu’ils aiment, car au-delà du vol d’enfance et du viol, il y a une impulsion de mort. Il faut bien dire qu’à cette question Annie Leclerc, pas plus que d’autres, ne peut vraiment donner de réponses. Après avoir dénoncé les complicités et les complaisances à l’égard des pédophiles, les « pédophiles lettrés », les « loups doucereux », qui depuis les années soixante-dix, au nom de la libération de l’enfant, clouent le bec à ceux qui les dénoncent ou - plus malin encore - les découragent de dénoncer, les traitant de censeurs, responsables de la répression sexuelle de l’enfant. Humilié, honteux comme l’enfant violenté, on se tait. Dans sa préface, Nancy Huston, rapporte aussi ces épisodes.
Le livre se termine par un hymne à l’amour pour l’enfant. Paedophilie de tendresse et non pas de destruction :
« Ô, enfant, mon exil et mon retour, ma mort et ma résurrection, ma disparition consentie, mon ultime amour … Ô »