À partir de son expérience de psychanalyste et de l’étude de plusieurs œuvres littéraires et artistiques,
Paul Denis nous montre la richesse du fonctionnement oedipien qui permet une mobilité psychique, une souplesse des investissements d’objets, une circulation de l’excitation et l’accession à la sublimation.
Lors de situations de séparation temporaire il parle de « l’objet de correspondance », objet psychique relais, conçu sur le modèle du jeu de la bobine (le petit-fils de Freud pouvait maintenir affectivement le contact avec sa mère absente en faisant disparaitre et réapparaitre une bobine la symbolisant).Avec cet objet intermédiaire entre le personnage réel de l’être absent et les objets internes, le Moi peut continuer à fonctionner avec plaisir avec une organisation ouverte sur des investissements extérieurs.
Plus déstructurantes sont les situations de séparation définitive ou l’impossibilité du travail de deuil peut aboutir à des situations de mal être dépressif chronique avec persistance de l’investissement narcissique de l’objet perdu, l’ombre de l’objet, vidant le sujet de ses représentations psychiques et rendant impossible tous nouveaux investissements. La solution du suicide peut sembler préférable. Paul Denis illustre cet état avec Raphael, le héros de la Peau de chagrin de Balzac.
Le rapport au temps est souvent en question dans les cures : trop brèves, trop actuelles ; trop longues, trop régressives. Dans le prolongement de Michel Fain pour qui la génitalité permet de construire une temporalité avec la discontinuité qu’introduit la période de latence, Paul Denis nous montre à nouveau l’apport structurant de l’œdipe avec l’importance de l’affect qui, lié à la représentation, organise la durée, le temps psychique, temps de la séparation, temps des retrouvailles, travail de deuil, qui laissent dans le préconscient des traces , monuments commémoratifs reflets des éléments temporalisés inconscients.
Nous retrouvons cette dynamique dans la définition que Paul Denis donne de la régression : pour lui il s’agit de la construction d’un nouvel état. Il préfère en voir les aspects d’élaboration, en tenant compte du modèle objectal ancien(fixation), mais dans une dynamique d’organisation réciproque. L’ensemble fixation-régression constituerait un système auto-organisant (Georges et Sylvie Pragier). Il note le rôle de l’idéalisation dans la fixation au passé et celui de l’affect et de son débordement dans le traumatisme, avec sa place majeure dans un nouvel investissement d’objet (fixations dynamiques). Lors des fixations dépressives, au contraire, un objet est surinvesti, devenant objet d’emprise et cessant d’être objet de satisfaction. La fixation sera d’autant plus forte si l’enfant n’a pas atteint la possibilité psychique d’obtenir une satisfaction avec l’objet. Les régressions malignes s’installent lorsque le système fixation-régression est débordé pouvant entrainer des états psychotiques ou psychosomatiques.
L’isolation est un des mécanismes qui s’opposent à la mobilité psychique : différents éléments restent séparés dans le psychisme. Leur contact entrainerait une mise en activité psychique douloureuse : apparitions de fantasmes, surgissement d’affects. Pour Paul Denis il s’agit plutôt d’une répression, presque équivalente à une action motrice, que d’un refoulement. C’est le premier niveau d’isolation. Au niveau purement psychique on distingue deux registres, les représentations sont séparées les unes des autres, à un stade plus avancé c’est l’ensemble affect représentation qui est attaqué.
Il reprend et développe des idées de Catherine Chabert sur les enjeux de la passivité, en particulier le fait que la passivité implique plus que l’activité l’engagement de l’autre dans son action sur le sujet. Cette passivité peut être refusée entrainant un « mouvement mélancolique »(ce n’est pas mon père qui m’a séduite, j’ai séduit mon père).Illustrant cette idée par le personnage de la Jeune Parque de Paul Valery, Paul Denis décrit un espace intermédiaire entre hystérie et mélancolie, dans lequel le fantasme de séduction «j’ai séduit mon père », est culpabilisé mais maintient le rapport à un objet interne vivant, ce qui permet à la vie psychique de continuer (contrairement à ce qui se passe dans la mélancolie). Le devenir de l’excitation en excès peut, dans les meilleurs cas se «pulsionnaliser» et trouver une issue dans la satisfaction. Il s’agit d’une forme d’activité qui permet d’« admettre l’effet de l’autre en soi » comme le dit Catherine Chabert. Chez l’homme comme chez la femme cette réceptivité active, mettant en jeu des mouvements d’appropriation, d’identification, peut être une approche de définition du féminin.
La dernière partie de l’ouvrage porte sur la sublimation et plus particulièrement la création. L’acte de création peut s’assimiler à un acte sexuel transposé, déplacé des personnes vers un support matériel (activités plastiques) et aboutissant à une satisfaction(décharge), l’œuvre. Il ne s’agit donc pas uniquement d’une sublimation de la pulsion. Pour Paul Denis la pulsion ne peut changer de but qu’en changeant d’objet. Il y a un clivage de l’objet de la pulsion : un objet idéal (la mère) à qui s’adresse l’activité sublimatoire, un objet d’emprise, le support neutre. Pour que le système d’emprise exerce sa fonction de soutien sublimatoire il doit être lié aux représentations porteuses d’une évocation de la satisfaction qui leur a donné naissance.
Paul Denis nuance le rapprochement entre l’objet de sublimation et l’objet transitionnel : ils ont en commun le lien à la mère, mais l’objet transitionnel est plutôt « trouvé » de façon aléatoire et n’a de valeur que pour l’enfant qui le possède. A partir de lui se développeront des activités crées de sublimation.
Si les activités sublimatoires se situent toujours dans un registre narcissique, elles nécessitent des échanges objectaux suffisants. La vie de Van Gogh illustre sa dérive autarcique puis psychotique malgré ses capacités sublimatoires. La déstructuration psychique le conduira au suicide. Antonin Artaud est un autre exemple de l’artiste qui se replie sur un narcissisme asphyxié.
Enfin, Paul Denis nous rappelle l’importance de l’humour auquel le lien avec le Surmoi en fait un indicateur de la qualité du fonctionnement psychique et de la dynamique du processus analytique (Jean-Luc Donnet). Sa caractéristique principale est de maintenir le système psychique en état de fonctionner en face d’une situation qui pourrait le faire vaciller ou sombrer. Seules certaines émotions ou affects entrainent le recours à l’humour : elles doivent être menaçantes pour la continuité du fonctionnement psychique, avec un pouvoir désorganisateur débordant les représentations. L’humour traduit la victoire du Moi sur la menace de désorganisation. Dans la cure psychanalytique, l’apparition de l’humour chez le patient est un gage de développement du Moi dans lequel l’analyste joue un rôle essentiel.
En conclusion, Paul Denis n’hésite pas à nous rappeler dans cet ouvrage dense que la « maladie sexuelle » est indispensable à la construction et à la vie de notre psychisme, avec ses vicissitudes, névroses, perversions, mais aussi capacités sublimatoires, soutenue par le fonctionnement oedipien dans ses deux versants direct et inversé.
Michèle Combes-Lepastier. Juillet 2018.