C’est à reconstruire une histoire absente, une histoire à trous, à zones d’ombres, dont toute mémoire ou presque semble dissoute, celle de la jeunesse polonaise de son père, que Michèle Halberstad s’emploie en suivant les traces d’un autre Halberstad, Max, le ci-devant gendre de Freud, l’époux en premières noces de Sophie la deuxième fille de Freud.
L’entreprise de Michèle Halberstad n’est ni tout à fait une biographie, ni un roman. On dirait plutôt une errance (qui la mène d’ailleurs jusqu’en Afrique du sud), une rêverie, un travail qui évoque ces reconstitutions d’un passé énigmatique par des sensations et des rencontres, par leurs récits fictifs, que produit répétitivement Patrick Modiano. L’entour d’un trauma irreprésentable que la répétition vise à faire surgir, ou bien, à défaut, à cerner.
Au-delà de la tentative littéraire, le récit de Michèle Halberstad reconstitue une histoire mal connue des psychanalystes et qui pourtant éclaire la vie et l’entourage de Freud dans un quotidien familier : ses joies et ses douleurs, ses espoirs, ses aveuglements aussi (devant le rouleau compresseur nazi) qui rompent avec le hiératisme de la figure prométhéenne.
La famille de l’autrice, originaire de Pologne n’a aucune connexion, aucun lien généalogique avec les Halberstad de Hambourg, la ville où Max s’était installé comme photographe.
Max épouse Sophie, la fille « préférée » de Freud, en 1912. C’est couple qui semble heureux et plein d’espoir dans un avenir qui semble leur sourire. Très vite le travail de Max sera reconnu et son atelier prospérera devenant un portraitiste prisé de la bonne société mais aussi un photographe talentueux qui rend compte des réalités de son temps en particulier de sa ville de Hambourg. Son travail, d’une grande valeur documentaire, sera malheureusement préempté par les nazis au moment de son émigration en 1938. L’autrice ne nous dit pas ce qu’il est devenu. Freud témoigne de beaucoup d’affection pour son gendre, lui réservant l’exclusivité de ses portraits officiels, et l’aidant financièrement au-delà même de son émigration.
Leur premier fils, Ernst, nait juste avant la première guerre mondiale. Le futur « enfant à la bobine », l’inventeur du jeu du For-da ! dans l’Au-delà du principe de plaisir(paru en mars 1923), un jeu qui lui permet de symboliser l’absence de sa mère, aura justement fort à faire avec les séparations, les pertes et les deuils. C’est d’abord son père qui part à la guerre, et qui pendant 3 ans ne sera pour lui qu’une présence en pointillé, un dérangement inopportun, justifiant l’hostilité farouche du petit Ernst, laquelle se maintiendra jusque tard dans sa vie d’homme. Car Max blessé à la tête et très affecté par la guerre est réaffecté à l’arrière dans un service de photographies aériennes.
Un deuxième fils nait en décembre 1918, Heinele. Un enfant qui très vite sera investi passionnément par son grand-père. Freud est séduit par l’intelligence précoce et le mélange de lucidité et d’espièglerie de ce bambin. Mais en 1920 catastrophe, Sophie décède brutalement d’une « fièvre » alors qu’elle est à nouveau enceinte. La correspondance ne laisse guère de doute Sophie est décédée des suites d’un avortement qui a mal tourné. Peu de temps après, alors que Max est effondré et débordé par la charge de ses deux enfants, Freud s’inquiète de la santé fragile de Heinele et le fait venir à Vienne où l’on détecte une tuberculose miliaire. Le pronostic est malheureusement sans appel et l’enfant décèdera en juin 1923, peu de temps après les premières opérations de Freud pour son cancer de la, mâchoire. Après ce décès il confiera avoir aimé cet enfant plus que tout être au monde et ne plus travailler que contraint et forcé. Il conclue : « tout m’est devenu indifférent ».
Cet arrière-fond historique de la vie de Freud est fascinant au regard de la production intellectuelle et théorique qui, malgré son évident ralentissement, trouve néanmoins à se poursuivre : en 1924 parait ce texte fondamental qu’estLe problème économique du masochisme, lequel explore le jeu des intrications et désintrications du sadisme et du masochisme primitifs, ceux-là même qui commandent à la destinée économique des affects mélancoliques. Le deuil, impossible pour Freud, de son petit-fils bien aimé aurait-il trouvé là sa métabolisation dans la théorie ?
Indépendamment des qualités de la quête personnelle émouvante de Michèle Halberstad dans ce livre, ses explorations en direction de son histoire, et elle-même marquée du deuil d’un enfant, ces emboitements en « poupée russe » du livre permettent aussi aux psychanalystes un regard bien venu sur un pan méconnu de l’histoire non seulement de la famille Freud mais de son intrication avec l’œuvre freudienne elle-même.
Martin Joubert. Décembre 2021.