Freaks réalisé en 1932 par Tod Browning est un film-culte, connu comme une icône précieuse, ayant une place à part dans l’histoire du cinéma, suscitant des réactions fortes, toujours interdit au moins de seize ans, et ayant généré de nombreuses analyses cinématographiques. Ce que l’on sait moins c’est que le film a été un échec artistique et commercial, qu’il a été oublié pendant plus de trente ans et que ce n’est que longtemps après, dans les années soixante/soixante-dix qu’il est devenu célèbre. Quels sont les enjeux de cet échec et de ce succès ?
L’ouvrage de O. R. Grim, issu d’une thèse en anthropologie sociale et ethnologie, sous la direction de Nicole Belmont, présentée à l’EHESS en 2007, propose une analyse très fouillée à la fois du film et de son contexte. L’originalité du livre tient à ce que l’auteur aborde le sujet avec un triple point du vue : filmique, anthropologique et psychanalytique, en rapport avec son parcours personnel qui conjugue une expérience clinique très riche de psychomotricien avec des enfants handicapés et leur famille, un parcours psychanalytique et une pratique d’enseignant-chercheur. C’est une contribution très pertinente aux études nombreuses inspirées par cette œuvre que propose Olivier R. Grim avec cette étude extrêmement approfondie du film Freaks qui constitue un véritable dossier, comprenant en particulier une remarquable contextualisation de l’œuvre.
Dans l’Amérique des années trente, secouée par la crise économique, surgit au cours de la décennie 1930-1940, mais surtout les années 1931-1935, une série de films fantastiques, proches de la littérature fantastique anglo-saxonne mais aussi de l’expressionnisme allemand, dont les plus connus sont Frankenstein, King Kong, Dracula, Tarzan … Ce corpus cinématographique géographiquement et historiquement repéré soulève les questions des frontières de l’humanité, entre animalité et humanité, entre humain et divin, thèmes que Grim développe dans une perspective aussi bien anthropologique que psychanalytique.
On connaît l’histoire : dans le cirque Tetrallini, une petite troupe de valides et d’infirmes se côtoient. Hans et Frieda, nains tous deux, sont promis l’un à l’autre, mais Hans est fasciné par Cléopâtre, la belle et grande trapéziste qui s’amuse de lui … Evidemment l’histoire se termine mal. La grande caractéristique du film, et qui en fait une œuvre unique, c’est que les personnages d’infirmes sont joués par de véritables infirmes. La présence de ces handicapés monstrueux crée un malaise et est probablement la raison, postule O. R. Grim, de l’échec. Ce film « fait œuvre originale par la mise en scène de comédiens authentiquement infirmes, déclarant ouvertement dans cette fiction leur droit à commercer comme tout un chacun et avec tout un chacun sur les terres d’Eros », écrit O. R. Grim. N’est-ce pas cela qui était insupportable pour le public des années trente ? Si ces infirmes monstrueux ont une vie érotique, ils nous deviennent trop proches.
Cette proximité, scandaleuse et terrifiante, est bien dans le projet de Tod Browning formulé dès le début du film par la présentation du bonimenteur évoquant la naissance des monstres : « Par un accident de naissance vous auriez pu être l’un d’eux. Ils n’ont pas demandé à venir au monde, pourtant ils sont nés ».
C’est donc le lien entre sexualité et infirmité qui est au centre du sujet. O. R. Grim poursuit ses réflexions au moyen d’une étude comparative avecElephant Man de David Lynch de 1980 et une série américaine plus récente, Carnivale, diffusée sur le câble en 2004, le point commun de ces trois œuvres étant l’Œdipe, avec l’idée que l’infirmité est une expiation de la faute oedipienne.
Ainsi, l’analyse de Freaks par O. R. Grim donne lieu à une interrogation sur les représentations fondamentales, mais le plus souvent méconnues car inconscientes, de l’infirmité dans le domaine social, introduisant la question du handicap dans le champ de l’anthropologie psychanalytique.