Après Freud, qui a dit que la psychanalyse n’avait pas grand’chose à dire de l’art, malgré les quelques textes remarquables qu’il a consacrés à la question, le champ de la création artistique s’offre aux psychanalystes à la fois comme un terrain ouvert, à défricher, mais aussi comme une zone interdite (gare à la psychanalyse appliquée, de très mauvaise réputation !). Suzanne Ferrières-Pestureau, psychanalyste membre participant au Quatrième Groupe, et auteur de La métaphore en psychanalyse (1994), ainsi que d’Une étude psychanalytique de la figure du ravissement dans l’œuvre de M. Duras, naissance d’une oeuvre, origine d’un style (1997), publiés à L’Harmattan, reprend la question de fond en comble en retraversant toute l’œuvre de Freud sur les processus de création artistique, mais surtout en proposant de nouvelles hypothèses qui s’appuient particulièrement sur les concepts de Piera Aulagnier.
Les rapports de Freud avec l’art constituent surtout une tentative de confirmer ses découvertes tout au long de sa construction de la théorie psychanalytique à partir des données cliniques, en osant une affinité entre le névrosé et l’artiste, plutôt qu’une théorie de la création artistique. Suzanne Ferrières-Pestureau revisite ces grands textes freudiens qui ont un rapport à la création artistique, Léonard, L’Homme aux Loups, La Gradiva, Freud lui-même sur l’Acropole, en montrant que cette théorie freudienne, et en particulier le concept de la sublimation, sont insuffisantes pour rendre compte de l’art moderne.
L’hypothèse de Suzanne Ferrières-Pestureau qui traverse tous les chapitres et constitue le fil rouge de son ouvrage est que
l’activité pictographique, représentant psychique des excitations corporelles, est un agir mental, une gestualité négative qui est réalisation hallucinatoire d’un désir auto-érotique. Il s’agit d’un travail de symbolisation primaire par lequel la psyché se présente l’expérience antérieure en la transférant hallucinatoirement dans un objet matériel perceptible.
Ainsi pour la Joconde, il s’agirait, d’après Suzanne Ferrières-Pestureau, d’effets hallucinatoires d’une imago archaïque, ayant échappé à l’introjection, c’est-à-dire à la phantasmatisation. C’est de cela que témoignerait le sourire énigmatique de Mona Lisa. C’est dans un après-coup que les effets d’une inscription originaire qui n’a pas été élaborée en fantasme, pourront se structurer en œuvre d’art. Ces effets hallucinatoires sont ressentis au départ par le créateur comme fragmentés et étrangers, puis ils seront contenus et intégrés dans l’oeuvre.
Ces traces, au-delà du principe de plaisir, traces de l’expérience traumatique primaire clivé, vont être soumises à l’exigence de la figurabilité et réinvesties sur le mode hallucinatoire. C’est ainsi que se dessine l’idée que l’hallucinatoire (et ici Suzanne Ferrières-Pestureau fait référence à l’oeuvre de C. et S. Botellla) est une voie de passage vers la création.
Suzanne Ferrières-Pestureau propose un cas clinique, celui de Sabine, qui montre au plus près ce passage. C’est une très belle saisie clinique de l’émergence du moment créatif dans le processus d’une cure, qui montre comment des éléments sensori-émotionnels qui ont échappé à la symbolisation reviennent sous une forme hallucinatoire et fondent le geste créatif.
Après la clinique, ce sont les artistes qui permettent à l’auteur d’illustrer ses hypothèses, avec Cézanne et Munch. La Montagne Ste. Victoire, revisitée par Cézanne sans cesse, sans résolution possible, est emblématique de cet espace originaire. Les artistes évoquent un moment de dessaisissement, effet de la rencontre entre un objet externe, dont le représentation fait défaut dans la psyché et le surgissement d’un affect lié à une expérience traumatique inélaborable psychiquement, ce qui apparaît chez Munch avec son célèbre tableau « Le cri » qui montre comment le moment quasi-hallucinatoire du cri inaugure le geste créateur, en rapport avec le deuil impossible de la mère.
Disons tout de suite que là encore Suzanne Ferrières-Pestureau nous offre un haut niveau d’élaboration théorique et métapsychologique, qui vise à dégager une théorie des processus de création artistique à partir des oeuvres plutôt qu’à proposer un nouveau regard sur les œuvres ou une nouvelle compréhension de la personnalité de l’artiste. Tel n’est pas son propos. Avec une approche très métapsychologique, en soutenant avec rigueur un point de vue psychanalytique, l’auteure nous donne plus une théorie du tableau qu’une vision du tableau. Et on ressent peut-être un regret à la lecture de cet ouvrage, quant à la prédominance de la théorisation au détriment d’une expérience esthétique plus intuitive. Ce qui pose la question plus générale de savoir ce qu’est écrire sur l’art… De la part d’un auteur psychanalyste de surcroît : s’agit-il de donner à voir ? De révéler ? D’expliquer ? Au risque, dans le fil de Freud, de se servir des œuvres d’art pour illustrer des concepts psychanalytiques ? Mais aussi de montrer, comme le fait largement Suzanne Ferrières-Pestureau, que l’analyse des œuvres d’art permet d’enrichir nos conceptualisations psychanalytiques, et ici en particulier les concepts de l’originaire et de l’hallucinatoire tels qu’ils apparaissent dans la création artistique.