Psychanalyste, cinéphile, proche de la Clinique La Borde, s’appuyant sur les théories de Gilles Deleuze et Felix Guattari qu’il connaît fort bien, psychiatre qui pratique depuis de nombreuses années la psychothérapie de patients psychotiques, Jean-Claude Polack aborde le cinéma avec ces approches multiples. Il en sort un livre à la charnière de la psychanalyse et du cinéma, qui nous invite à explorer un ensemble d’oeuvres de grands cinéastes : Moretti, Cassavetes, Kubrick, Joel Coehn, Claude Chabrol, Lars von Trier, Michael Haneke, Steven Soderbergh, Bunuel.
Il ne s’agit pas d’une approche généraliste d’un certain nombre de films à la lumière de la psychanalyse. La démarche est beaucoup plus précise et plus orientée que cela : il s’agit d’un corpus cinématographique choisi de manière ciblée, qui se situe dans un certain univers théorique, afin de montrer la figurabilité du désir, dans son acceptation deleuzienne et guattarienne.
L’hypothèse avancée par l’auteur est que « le cinéma, en démultipliant ses techniques et ses dispositifs, semble l’art le plus apte à chercher, du côté de l’insu, de l’innommable et de l’obscur, la matière sensible et chaotique du désir ». « Divan du pauvre », comme dit Guattari, le cinéma est subversif comme la psychanalyse, et en révèle les aspects aliénants.
Les articulations entre cinéma et psychanalyse vont se dérouler autour de trois thèmes : l’enfance, la folie, le rêve.
Pour ce qui est de l’enfance, Jean-Claude Polack nous livre dans les premières pages très poétiques l’origine de sa passion pour le cinéma. Exilé à La Havane avec sa mère, il allait presque quotidiennement au cinéma l’après-midi avec une jeune fille, parce sa mère travaillait mais avait aussi peut-être d’autres occupations, d’ordre amoureux. Le cinéma, source de savoir et de mystère, est devenu le lieu où pourrait se trouver la clé de l’énigme. « Le fil qui me liait à ma mère avait la consistance d’un film où sa présence ubiquitaire m’enveloppait de toutes parts ». C’est ainsi que « l’univers vient à l’enfance par les bouches inquiètes des yeux », et que le cinéma a une connivence naturelle avec le personnage comique qui, quel que soit son âge est un enfant qui ne renonce pas, tel Charlie Chaplin, fidèle à son enfance tout au long de ses films.
La question de la folie est omniprésente dans ce livre écrit par un clinicien ayant une très grand expérience de la psychose, sur laquelle il a écrit plusieurs ouvrages, dont Epreuves de la folie.
Travail psychanalytique et processus psychotiques (Erès, 2006) dont Lectures a rendu compte dans le numéro XXX, après un très bel ouvrage, L’intime Utopie (1991) écrit à deux mains avec Danielle Sivadon, malheureusement épuisé. « La place qu’occupent les fous, comme les noms, les fonctions, les espaces qu’on leur attribue, témoigne d’une culture, d’un système économique et d’une période sociale et politique (…) Le cinéma ne cesse de rendre compte des vicissitudes topographiques de la folie ». C’est dans ce contexte que se situent les œuvres analysées par Jean-Claude Polack, qui ont toutes en commun de se situer aux marges.
Sans intention explicative, ce cinéma-là vise à rendre compte des virtualités psychiques que la folie déploie, car : « Comment un délire commence-t-il ? Il se peut que le cinéma soit apte à saisir le mouvement de la folie, précisément parce qu’il n’est pas analytique et régressif, mais explore un champ global de coexistence » écrivent Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe qui est la référence organisatrice de l’ouvrage de Jean-Claude Polack. Tous les films analysés, c’est à dire le cinéma qui intéresse l’auteur, sont des œuvres où la créativité se manifeste dans « des strates d’expression non encore mises en coup réglée par l’institution familiale, la langue, les divisions du travail et du sexe (…) indépendants de l’ordre signifiant, des logiques narratives ».
Le rapprochement entre rêve et cinéma a fait l’objet de nombreux travaux. Jean-Claude Polack fait l’hypothèse d’une proximité fonctionnelle du dispositif cinématographique et de l’appareil psychique. Mais, après Freud qui a vu l’analogie entre rêve et film, les oeuvres choisies par Jean-Claude Polack évoquent un inconscient d’avant l’inconscient freudien. Le film ne révèle pas l’infantile et le refoulé, mais « témoigne avec éclat d’une autre manière hitchcockienne – mutante, anoedipienne – d’explorer le désir ». Ce cinéma-là explore l’indicible, le monde des objets partiels, des corps fragmentés, des espaces-temps dissous, du rhizome d’affects, marqué par les modulations des points de vue, les fissures et les décalages des modes narratifs qui suivent un agencement singulier pour chaque cinéaste, mais qui ont tous à voir avec les « machinismes désirants ». D’un film de Kubrick - mais cela peut s’appliquer à d’autres films - Jean-Claude Polack dit qu’il expérimente une « pensée cinéma », aux confins de la clinique psychopathologique, combinant « les investissements sociaux du désir avec les machinismes élémentaires de la vie pulsionnelle ».
L’ouvrage s’inscrit aussi dans un engagement politique. L’auteur montre comment les images cinématographies sont asservies au marché capitaliste, mais aussi comment dans la création cinématographique de certains artistes elles deviennent subversives, montrent l’envers des valeurs dominantes, idéologiques et névrotiques, dans une résistance à « l’expansion d’une aliénation planétaire ».
Le livre est d’une belle écriture, même si la référence deleuzienne et guattarienne en rend parfois l’accès difficile, le style pouvant paraître jargonnant pour celui qui n’est pas familier avec cet univers théorique. Inspiré et soutenu par la grande culture cinématographie et l’expérience très riche de la psychose de l’auteur, l’ouvrage a pour le lecteur un double intérêt. D’abord, il offre une possibilité de se familiariser avec la théorie de Deleuze et Guattari à travers cette articulation avec le cinéma, qui en facilite peut-être l’accès. Ensuite, Jean-Claude Polack nous fait entrer dans le monde du cinéma et revoir un certain nombre de films avec un éclairage qui en renouvelle et en approfondit la compréhension.