Dans ce troisième livre de Jean Luc Donnet sont rassemblés des textes dont plusieurs ont déjà été publiés. Mais ici, revus et augmentés, ils trouvent à organiser, autour des thèmes de l’humour et de la honte, les grands axes de travail avec lesquels l’auteur nous a familiarisés.
Si le livre commence avec l’adolescence, c’est que la figure de Lord Jim paraît exemplaire du refuge dans un idéal de purification qui vient souvent ancrer à cet âge le refus de la pulsionnalité. Celle-ci, restant assimilée à une sexualité parentale dévalorisée et honteuse, ne peut être vécue autrement que dans un rejet haineux. Jean Luc Donnet, remarque l’artifice que constitue dans le roman le personnage du narrateur, un marin expérimenté qui écoute et soutient Jim. Introduit au cours d’un récit dont il change le point de vue, Marlowe en vient à s’interroger sur son intérêt pour ce jeune homme déchu et son histoire invraisemblable. Il se sent pris aux rets d’une relation de type transféro-contre-transférentielle qui n’est pas sans ambiguïté. Ainsi, le roman de Conrad devient-il métaphore de la « situation analysante ».
Le problème de la honte chez l’adolescent dans son lien avec la sexualité parentale trouve un prolongement dans le personnage du « Psychophobe ». Dans ce cas clinique inédit d’un adolescent qui lutte par l’agir contre toute pensée, Jean Luc Donnet décrit les inventions techniques avec lesquelles il crée un récit à valeur transitionnelle. Avançant à la manière d’un funambule, il assume longtemps seul le risque que représente ce récit pour la continuité de la relation ; ce faisant, il permet au jeune « psychophobe » de réinvestir progressivement ses processus de pensée dans le soutien d’un objet transférentiel suffisamment fiable et endurant.
Ainsi entre en scène dans le livre le surmoi ; dont la double origine, dans le ça et dans la réalité, s’accompagne d’un double héritage : si la part du surmoi paternel est habituellement repérée, l’auteur insiste sur l’importance des identifications maternelles dans la constitution du surmoi. La capacité à l’humour pourrait même y trouver son origine. Jean Luc Donnet s’interroge, à la suite de Freud, sur la disparition du complexe d’œdipe. Il montre comment la dé-sexualisation liée à la formation du surmoi n’est que partielle, puisqu’elle implique aussi l’investissement de nouveaux objets et de nouveaux buts. La re-sexualisation des positions oedipiennes lors de la formation du surmoi introduit de nouvelles articulations entre les principes de plaisir et de réalité. L’œdipe est destin –nous dit-il- il ne disparaît pas mais se transforme.
Entre la désexualisation par l’identification et la re-sexualisation au contact des objets actuels, les mouvements d’intrication et de désintrication des pulsions tempèrent le risque régressif au masochisme moral. Dans le cadre de la cure, c’est la règle fondamentale de l’association libre qui permet le maintien d’un « écart théorico-pratique » suffisant. L’activité de théorisation à partir de l’association libre assure une fonction tierce qui permet à l’analyse d’éviter l’écueil d’une pure application au patient d’une théorie préexistante.
C’est aussi d’un écart, entre le sujet analyste et sa fonction, que l’auteur justifie la position de neutralité de l’analyste. La congruence entre le dispositif analytique et la position de neutralité de l’analyste fait de celle-ci l’une des composantes du dispositif. L’écart qui se manifeste ainsi pour le patient, entre la réalité de la personne de l’analyste et l’analyste en séance, se trouve, selon Jean Luc Donnet, être « isomorphe à celui qui sous-tend la fonction symbolique » ; au point que la manière dont un patient est capable de s’en saisir lui semble un bon indicateur de son analysabilité. La neutralité est active. Sa bonne tenue reflète le travail interne de l’analyste à l’écoute de son contre-transfert, qui n’aurait que trop tendance sinon à l’agir. Pour l’analyste, l’écart ainsi maintenu entre sujet et fonction l’aide à se garder des sirènes du transfert qui le pousseraient à se prendre pour son objet véritable.
Mais la neutralité contient aussi implicitement l’engagement de l’analyste à interpréter et on peut se demander si la radicalité de son usage dans certaines cures ne vient pas témoigner de difficultés dans la résolution interprétative du transfert. Une certaine fétichisation de la neutralité comporte le risque d’une satisfaction de positions masochistes du patient. La neutralité apparaît donc contenir à la fois le retrait de la personne de l’analyste en même temps que sa présence libidinale et il convient, nous dit l’auteur, de pouvoir lui conserver « son essentielle ambiguïté », laquelle se trouve constamment « réglée » par des oscillations liées, en cours de séance, aux aléas du jeu transféro-contretransférentiel
Or, c’est souvent par un « agir de parole », qui rompt avec la neutralité, que l’après-coup peut surgir sur la scène analytique. Et si le deuxième temps de l’après-coup, celui du symptôme, contient le premier, celui de l’expérience traumatique, c’est qu’entre les deux s’est instaurée la coupure du refoulement. Le fonctionnement de l’après-coup suppose une double discontinuité, temporelle et topique. Mais pour que le souvenir puisse prendre sens pour le sujet, il lui faut s’actualiser dans l’ici et maintenant du transfert en séance, véritable « après-coup au carré » selon la formule astucieuse de l’auteur et qui permettra par le travail de liaison le rétablissement de la continuité. Mais l’essentiel dans cet après-coup au carré, est son caractère imprévisible. C’est de son surgissement inattendu en séance qu’il peut se constituer en véritable « moment fécond » porteur de transformations.
Aussi le lien entre l’humour et la honte s’actualise-t-il pour l’analyste dans sa propre relation au surmoi analytique. Et c’est logiquement sur la question de l’échange inter analytique que se clôt le livre ; car s’il témoigne de la persistance du désir à combler l’écart théorico-pratique, l’échange inter-analytique permet en même temps de « vérifier indéfiniment son irréductibilité ».