Au départ le DSM a été construit pour que les chercheurs de différents pays puissent travailler surune base de critères diagnostiques commune et comparer leurs travaux. L’utilisation qui en est faite quotidiennement montre une dérive de l’approche du patient psychiatrique : l’addition des symptômes ou le recensement des faits aboutit à quelque chose de descriptif, d’« objectif », qui réfute l’existence de l’inconscient, la diversité de l’être humain, et la vie intérieure du sujet malade.En oubliant que derrière toute perception se trouve la réalité psychique, le réel n’est toujours abordé que tangentiellement.
Le changement perceptible à partir de la troisième édition du DSM, correspondait en partie à la nécessité de réintégrer la psychiatrie dans les disciplines médicales mais sous une certaine pression des laboratoires pharmaceutiques et des neurosciences. On peut reconnaitre qu’il y a eu une recherche de l’objectivité devant le courantpsycho dynamique dominant à l’époque, mais très vite risque de transformation en nouvel ordre mental.
Le problème est le détournement du DSM de sa fonction d’outil de recherche et de classification nosologique : il sert maintenant à poser des diagnostics, sert de guide pour l’enseignement et surement dans un avenir proche pour la tarification des actes. M. Corcos parle de « notice universelle pour machine désirante détraquée à l’usage de médecins informaticiens phobiques de la clinique ».
La clinique du DSM n’est pas la même que celle observée par le psychiatre, l’intuition étant indispensable pour cerner la subjectivité de la problématique psychiatrique. En particulier les pathologies du lien humain, fondamentales dans les théories psychopathologiques et psychanalytiques ne sont plus étudiées qu’en fonction d’inspirations biologiques et sociales.
Le DSM se veut a-théorique alors qu’il est forcément sous la dépendance du bain culturel de ses concepteurs en l’occurrence la culture anglo-saxonne qui dans certains domaines (relation au corps, au désir, à la sexualité) est aux antipodes de la culture latine. Le DSM est sous l’influence des thèses biologiques cognitives et comportementales(R.Misés et Ph.Jeammet).Il élude la possibilité d’un appareil psychique .Il véhicule une conception biologisante de l’homme,rassurante pour le patient et au service du renforcement du déni de la signification de sa souffrance et de ses symptômes.
L’utilisation du DSM fait courir le risque au psychiatre de devenir une machine à classer, à étiqueter les cas en oubliant que chacun est singulier et « hors-série ».Elle permet d’éviter toute rencontre avec l’autre dans sa radicale altérité.
La référence excessive à une base biologique,scientifique, apparait à M.Corcos comme une régression vers l’hygiénisme du XIXème siècle et son risque de dérive.
Un des problèmes majeurs du DSM est son absence de prise en compte de la subjectivité :le choix des variables recueillies, « fiables », se porte plus facilement sur les données comportementales que sur des données plus subjectives ce qui est déjà un choix théorique. Les conséquences en pratique peuvent être graves : un exemple est donné concernant l’évaluation et le traitement de signes précurseurs de la schizophrénie par les neuroleptiques chez l’adolescent (McGorry Australie).Plusieurs de ces signes se rencontrent de façon passagère chez tout adolescent, de façon non spécifique, et leur durée semble avoir été définie de façon plutôt restrictive(six mois).Dans les cinq dernières années on a observé aux Etats-Unis une augmentation de 22% de la prescription de neuroleptiques dans la population pédiatrique(0 à 17 ans).
Se retrouve complètement éludée par le DSM la position freudienne qu’il existe une continuité entre le normal et le pathologique et que le symptôme est « mobile », partageable, alors qu’on favorise sa fixation en le répertoriant. Le système DSM élude la relation intersubjective, la mouvance de la subjectivation dépendant, à côté de facteurs biologiques invariants, de facteurs socioculturels et familiaux et de facteurs psychologiques individuels.
M. Corcos souligne le danger des nouvelles catégories nosographiques du DSM qui permettent de « cibler » les symptômes avec des médicaments dont l’effet positif viendra après coup légitimer le diagnostic. Est mis de côtéla nature défensive de ces « super symptômes ».Il prend l’exemple du deuil dont la « normalité »est évaluée par sa durée, une durée qui diminue au fil des éditions du DSM :
(1968), DSMI : pas de notion de durée
(1980)DSM III : durée « prolongée »
(1994)DSM IV : durée supérieure à deux mois
Pour le DSM V, on annonce une durée supérieure à quinze jours.
Aucune étude scientifique n’explique cette réduction arbitraire du temps dévolu au deuil.
La conséquence en est sa médicalisation et l’augmentation de la prescription des antidépresseurs, nécessité logique pour remettre le sujet dans le circuit de la performance…
La qualité du deuil, le processus du deuil, le travail du deuil et son élaboration sont niés.
M. Corcos souligne dans le mode de pensée que cherche à instaurer le DSM, la disparition du concept d’état limite, car échappant à la logique classificatoire par sa mouvance. Et d’autre part, l’importance donnée à la théorie de l’attachement qui met de côté la sexualité et l’inconscient. Enfin on remarque la suppression du terme de perversion pour celui de paraphilie : y sont confondus la « fantaisie imaginative »prélude à l’excitation sexuelle, et le comportement sexuel. Car le DSM se veut a-sexuel. Depuis 1980 , le DSM III ne retient plus l’hystérie dans sa classification des névroses :il l’ « atomise »entre les troubles somatomorphes pour ses expressions somatiques,les troubles dissociatifs pour ses expressions psychiques et la personnalité histrionique.
A l’inverse, on ne peut que remarquer l’explosion du diagnostic de bipolarité chez l’adulte mais aussi l’adolescent ainsi que de celui de TDHA (trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité).Pour repérer ces diagnostics, des échelles d’évaluation ont été créées pour les parents et les enseignants sans songer à la subjectivité du lien familial…Enfin la question de l’ « héritabilité » du trouble bipolaire dépend largement des critères diagnostiques utilisés.
Le système DSM se veut scientifique ;il ne croit qu’aux corrélations statistiques avérées ; lessymptômes sont considérés comme des indices; il ne doit pas y avoir d’idéologie. Dans cette optique le travail de liaison du psychanalyste, entre deux symptômes ou, un évènement et un symptôme n’y a pas sa place, il n’est plus question de l’histoire du patient, de ses origines. La notion de comorbidité, retenue par le DSM, est issue de la médecine : elle juxtapose les symptômes sans références à l’état psychopathologique où ils s’intègrent. On comprendra que la stratégie thérapeutique face au patient soit différente.
L’affination des critères du DSM au fil des nouvelles éditions permets une multiplication des troubles mentaux qu’une population normale est susceptible de présenter : en 26 ans il a presque doublé!Le nouveau chapitre « addictions » du DSM V permets de nouvelles inclusions : l’activité sexuelle libertine est rebaptisée addiction sexuelle, le simple plaisir de se promener sur internet sera une addiction. Avec, à la clef, l’explosion de la prescription de psychotropes.
Le DSM se veut athéorique, dès sa création a été annoncé que ses critères pouvaient évoluer, de fait les experts qui participent à sa révision ont souvent des liens avec l’industrie pharmaceutique et les modifications des critères favorisent les prescriptions de psychotropes. De même on se dirige actuellement vers une utilisation de ces critères « simples »dans les documents administratifs et financiers (assurances), surement bientôt dans la tarification de l’activité. Un certain formatage de pensée des utilisateurs du DSM est inévitable; quant aux nouvelles générations de psychiatres, elles sont « élevées » au DSM(QCM des examens de médecine, évaluations des patients, mots-clés des publications).Nous pouvons y ajouter le nombre croissant de patients qui arrivent en consultation avec leur diagnostic, qu’ils ont composé eux-mêmes, à partir de ces critères.
Dans le DSM IV s’est développée la recherche d’une catégorisation des mécanismes de défense:il y a une hiérarchie en fonction de leur nature adaptative (normale) oumaladaptative (pathologique), méconnaissant par exemple l’existence de clivages fonctionnels ou l’appréciation de la dynamique psychique restante.
Les recherches cliniques susceptibles d’être retenues pour les prochains manuels sélectionnent les patients à partir du DSM et sont quasi exclusivement épidémiologiques, génétiques, biologiques ou cognitivo-comportementales ; elles vont autojustifierl’approche objectivante du DSM. Pour le DSM V, le psychiatre chargé de présider les travaux de cette nouvelle édition metlui-même en garde contre la volonté de définition d’un désordre mental et son risque de conséquences dramatiques !
Tout le monde est d’accord mais la grille « fonctionne »bien. On ne peut trop modifier ce qui a été établi, il faudrait re-formertoute une génération de psychiatres,le cout serait trop élevé !
Il semble tout de même outre-Atlantique que les critiques qui s’élèvent contre l’ordre DSM commencent à être entendues…
En conclusion Maurice Corcos nous rappelle que DSM est un modèle animal qui n’étudie que les faits et les comportements d’un « homme-machine »,et ne peut donc être complètement applicable à l’homme qui est, entre autres, une animalité déraisonnable(Levinas), et falsificatrice(Nancy Huston).