Nathalie Zaltzman, psychanalyste membre du IV° groupe, dont elle fut présidente, propose une lecture freudienne de notre crise de civilisation, refusant de la voir comme simple décomposition. Si la civilisation se construit sur la répression des pulsions sexuelles et meurtrières, on pouvait admettre que lors d’échecs du refoulement civilisateur, le pulsionnel tende à régner sans contrôle, sous forme d’une sorte de retour à l’état anomal. Or, la régression du XX° siècle relève d’un état de confusion spécifique entre le sujet et la masse, qui ne débouche pas sur une préhistoire de l’humanité, mais sur une post-histoire, un état nouveau de la civilisation où l’homme se résorbe dans la masse et en vient à célébrer la mort et ses idoles. Ce mal absolu, perceptible dans l’examen de la notion de crime contre l’humanité, permet par contraste de dégager ce qui peut et doit soutenir l’humanisation pour permettre un travail de la culture qui soit un progrès de la vie de l’esprit, tant dans les cures psychanalytiques que dans notre vie sociale. Le saut opéré par le gain culturel est transgressif ; il ne s’accomplit qu’à enfreindre des interdits de penser, à détruire des illusions, à désorganiser des repères
Le texte s’ouvre par un avant-propos qui est une lecture critique et interrogative de Freud dans Malaise dans la civilisation : quel espoir, quel projet garder pour le devenir humain si ce qu’il construit de plus évolué pour un vivre ensemble se révèle indéfiniment exposé à s’autodétruire ? Il ne s’agit pas de récuser les déceptions que la culture inflige à ses propres buts et à ses idéaux, ni l’insuffisance des satisfactions compensatoires qu’elle apporte en échange des contraintes qu’elle impose, ni la conscience de culpabilité ou les formes d’autodestructivité et de fuite dans la maladie psychique qui sont le tribut payé par les individus à l’évolution de l’humanité. Mais la notion de travail de la culture, introduite dans l’œuvre freudienne trois ans après Malaise (XXXI° des Nouvelles conférences) ouvre une autre voie pour la vie et la pensée, celle de la dynamique interne du travail de la culture, processus d’élaboration intrapsychique et transindividuel de l’expérience de vie. La psychanalyse tend à civiliser l’asocialité de la maladie psychique ; une analyse consiste pour une part « à transformer les éléments les plus singuliers d’un idiome inconscient en une langue recevable pour l’ensemble ». Solidaire des fragmentations, déliaisons, mise en crise des certitudes et des illusions qu’elle suscite, la psychanalyse n’est pas syntone à la civilisation ; l’éthique, tentative de thérapeutique de la culture, ne tient pas son projet, sa visée transformatrice, car elle oppose seulement à la pulsion d’agression et d’anéantissement des injonctions irréalistes. Instance de lucidité psychique, le travail de culture, y compris dans la cure analytique, apporte peut-être une contribution moins illusoire à l’éthique que le surmoi culturel et ses vœux pieux.
Le premier chapitre, reprise d’un article de la revue Penser / rêver, est une lecture du roman de William Golding, Sa Majesté des Mouches, « progression conquérante d’une régression culturelle collective ». On y voit la recréation d’un totem par un groupe d’enfants sans adultes, naufragés échoués sur une île ; mais le totem sans tabou s’avère radicalement destructeur, suscitant une meute d’individus anonymes, mus par le désir de tuer. La tête de porc érigé est monstre tueur et proie à tuer, ennemi et marque d’alliance avec l’ennemi, premier trophée de la première chasse, positivité première de la mort et du meurtre. Le collectif dans l’individuel, l’interrogation sur l’essence de l’humain et sur la notion de travail de culture forment les chapitres suivants, qui préparent une interrogation aiguisée, juridiquement informée et psychanalytiquement élaborée, sur la notion de crime contre l’humanité, extrême du mal, le seul imprescriptible, mais avec un risque d’élision de la nature du mal, et sa qualification approximative par l’inhumain. « La construction juridique du crime contre l’humanité réalise exemplairement un travail de la culture » et avance une caractérisation psychologique inédite, celle d’appartenance à l’espèce humaine.
Le livre avance ses perplexités : où situer le mal et ses effets psychiques spécifiques ? Pour que le pulsionnel brut devienne du mal, il faut la participation du jugement moral qui transforme en jouissance la perte de sens et le chaos avec ou sans angoisse de faire mal. Le sadisme oral et anal sans ambivalence de la cruauté pure et de la désobjectalisation ne suffisent donc pas à en rendre compte. En même temps, seconde perplexité, le mal est aiguillon dans le travail de la culture, ferment et source d’inspiration artistique ; cette affirmation, éclairée par Gogol et Dostoïevsky (Les âmes mortes et Les frères Karamazov), soutient la seconde perplexité : quel est le terme du travail culturel sur le mal, désacralisation et disparition du complexe d’Œdipe ? Qu’il y a-t-il comme dépassement possible de l’interdit sacrilège ? Quel est le passage intérieur qui signerait le dénouement de la problématique œdipienne ? Peut-être un savoir intime sur le mal en soi, sur « ce qui fait que rien ne va », pour que sa reconnaissance avance aussi dans l’humanité.
Le développement de la culture est un combat vital de l’espèce humaine. L’importance conférée par Nathalie Zaltzman au travail de la culture et au progrès de la vie de l’esprit dans sa compréhension de la psychanalyse ainsi que la réflexion dialectique qu’elle met en œuvre dans cet ouvrage participent délibérément, avec force et pertinence dans son éloge de la pensée transgressive et libre, tant au combat humain pour la culture qu’à la place que peut y tenir la psychanalyse en se développant dans sa rigueur propre, mais avec toutes ses potentialités.