L’ouvrage est la version remaniée du rapport présenté par P. Luquet au Congrès des psychanalystes de langue française à Paris en 1987. Il constitue le premier terme d’un diptyque dont le second volet sera consacré à la spécificité du fonctionnement de la pensée dans la cure.
P. Luquet conçoit la pensée comme un complexe hiérarchisé d’éléments dont les diverses formes ”se différencient plus par leur rôle fonctionnel que par leur valeur expressive”, et se propose de les étudier selon les critères du matériau utilisé, du niveau de conscience, de l’organisation et enfin de l’utilisation comme “moyen de penser” avec son rôle dans la communication. De la pulsion – du “mouvement oral du moi” – à la parole adressée, jusqu’à la pensée la plus sophistiquée se prenant elle-même pour objet, le trajet n’est saisissable qu’à travers notre assujettissement à la pensée verbale, tout psychanalystes que nous sommes. L’existence d’un double vécu, corporel et psychique, reste un point d’opacité, Freud étant resté ferme dans son choix délibéré de se tenir à l’étude des “éléments du psychisme et de leur rapport”. Mais la description de l’insconscient par la pensée verbale laisse l’impression d’utiliser un moyen inadéquat, et l’hétérogénéité de la chose et de l’outil prétendant la saisir reste patente quelle que soit l’efficacité verbale. L’esprit se constitue à travers l’expérience du vécu, lui-même double, à la fois vécu corporel ressenti, aboutissant à une représentation du corps faisant partie de l’esprit, et vécu psychique qui s’efface en grande partie au fur et à mesure qu’il s’éprouve, mais aussi se répète et se souvient. Mais l’un des caractères essentiels du vécu de la pensée est bien qu’elle se vit comme unité, coïncidant avec la “réalité”; pensée voulant être parlée, depuis le cri de l’enfant jusqu’à la pensée cognitive ou au “parler autrement” que constitue la pensée esthétique (on sait que P. Luquet était aussi peintre). Il ne s’agit pas là d’un seul axe génétique de développement : nous avons plusieurs niveaux de pensée fonctionnant en même temps, chaque niveau pouvant être spécifié selon les quatre critères évoqués plus haut.
L’ouvrage argumente ainsi des descriptions d’une pensée primaire, travaillant selon le processus primaire, chargée de la figuration des besoins du corps, intégrant le refoulé secondaire et constituant ses rejetons, et d’une pensée secondaire, ou symbolique métaprimaire, qui organise les relations avec les objets (équilibre pulsions / défenses) par le refoulement secondaire – secondarisation “allégeant l’affect”, celui-ci se trouvant remplacé par l’investissement de la représentation – et “correspond à l’organisation du Préconscient par le mouvement anal du Moi” (le rêve étant alors un fragment de cette pensée, seul son souvenir et son récit nous étant accessible), tandis que la pensée primaire constitue le système Ics chez le grand enfant et l’adulte. La mentalisation métaprimaire est pour l’analyste l’articulation centrale de la pensée dans son aspect structural. Une couche supérieure du Pcs – pensée métaconsciente, chargée de l’intuition – a pour tâche le passage à la pensée verbale. Enfin, apport de la mère à l’enfant, la pensée verbale consciente se structure autour de la langue, et il convient, note P. Luquet... de “la mettre à sa place”.
C’est ne pas rendre justice à la richesse de l’ouvrage et à la complexité fertile des développements conceptuels relatifs à chacun de ces types de pensée que d’en parler en si peu de lignes : nous ne pouvons que renvoyer le lecteur intéressé par la conceptualisation de ce qui fait le matériau de notre pratique à l’ensemble du livre, On pense souvent à Bion, et sans doute les plus avertis de l’oeuvre de ce dernier parmi les lecteurs trouveront là une riche source de comparaisons et de confrontations, la pensée de P. Luquet étant marquée d’un maniement de la paradoxalité en phase avec son sujet, et avec l’incessant mouvement du vivant. Cette intégration de toute la vie psychique aux processus de pensée ouvre à une intégration dans notre pensée d’une dimension poétique qu’on ne retrouve pas si souvent dans la pensée de ceux qui nous font penser.