Sylvie Le Poulichet est psychanalyste et professeure de psychopathologie à l ‘Université Paris 7 Diderot. Elle a publié un certain nombre de livres sur les addictions, le temps, les processus de création chez les artistes, le dernier étant Psychanalyse de l’informe (Aubier 2003, rééd. Flammarion, 2009), dont le présent ouvrage me semble le prolongement.
Les chimères que l’auteur évoque sont des événements du corps qui apparaissent dans certaines cures à travers le langage et les images. Ces chimères sont des situations cliniques insolites et étranges que Sylvie Le Poulichet aborde avec une grande originalité et qui se manifestent à travers des somatisations, des addictions, des dépressions ou des résurgences de fantasmes. Ce sont des assemblages invraisemblables, agglutination de plusieurs corps – vivants ou morts – en un seul, qui se manifestent chez les patientes par l’incertitude d’être né ou le sentiment d’être « dés-engendrées ». « Comment être ou avoir un corps ? », « Suis-je né ? », se demandent-elles. Les cas présentés évoquent les états limites, mais l’auteur ne veut pas utiliser ce terme qui serait une objectivation et une catégorisation qui réduit l’effet fécond de la confrontation à ces rencontres cliniques dont Sylvie Le Poulichet veut préserver l’effet créateur.
De quelle manière les chimères peuvent-elles se défaire dans l’analyse ? La démarche de Sylvie Le Poulichet mobilise ce que l’auteur appelle un travail de composition, où le transfert met en jeu une recomposition et une superposition de scènes originaires insolites, qui passent par deux voies privilégiées. Tout d’abord le travail du rêve dont Sylvie Le Poulichet développe les multiples facettes avec beaucoup de finesse. Le corps onirique s’assimile à une composition corporelle dessinant des lieux et des liens inattendus, évoquant même des expériences prénatales. L’autre voie passe par les créations, car, contrairement à ce que propose le modèle archéologique freudien, l’analyse compose des liens et des figures nouvelles. Sylvie Le Poulichet avait déjà fait un travail remarquable sur les processus création chez certains artistes avec son livre L’art du danger (Anthropos, 1996).
Lorsque Sylvie Le Poulichet traite un point de la théorie psychanalytique, elle ne répète jamais, mais donne toujours un point de vue personnel, parfois critique, qui éclaire et prolonge le concept : ainsi le stade du miroir dont elle dit qu’on n’a pas assez évoqué la dimension de l’angoisse spécifique de la mère face au miroir avec son enfant. Mais malgré tout l’intérêt des théorisations fort intéressantes, ce sont les récits cliniques qui sont les plus saisissants, car ils témoignent d’une écoute psychanalytique innovante. On pourrait d’ailleurs penser que si les analysantes amènent un matériel clinique aussi inhabituel, c’est bien parce qu’il y a une analyste prête à les entendre dans ces registres qui font vaciller les repères identificatoires et les frontières entre les espaces psychiques, amenant à ce que l’auteur appelle des « processus limites » ou des « zones d’impersonnalisation ». L’ouvrage s’appuie sur un long cheminement avec des patientes adultes. Que des femmes, notons le … Est-ce à dire que cette clinique serait plus spécifiquement féminine ? On sent en effet, au fil des pages, qu’il y a dans le processus thérapeutique présenté quelque chose qui s’instaure de manière privilégiée, presque intime aurait-on envie de dire, entre deux femmes.
En voici deux exemples qui donneront une idée de l’originalité de l’approche.
« Un événement particulier dans le transfert m’était apparu décisif, quoique bien énigmatique: à la veille d’une période de vacances d’été, à la fin d’une séance, l’analysante avait entièrement plongé son regard dans le mien et nous étions restées ainsi quelques secondes, immobiles. Une étrange sensation d’apaisement nous envahissait, en un temps suspendu. Ce regard semblait avoir cherché son ancrage et son horizon, puis s’était accroché dans le silence. La plongée dans les yeux prenant le visage entier dans son intensité avait à la fois valeur de se perdre dans le regard et de se lover dans le visage-regard. Puis l’analysante était partie sans rien dire, avec un léger sourire aux lèvres, comme si elle venait de se réveiller à la suite d’un beau rêve. » Cette séquence clinique montre la possibilité advenue dans le transfert de la fonction du miroir maternel winnicottien après la défaillance du regard de la mère.
Dans un autre cas, la patiente dit : « Là, ça y est, je suis morte ».
« Au lieu de tenter de la rassurer ou de nommer sa présence vivante, je lui dis : « Oui, vous devez sûrement avoir raison, vous êtes morte, ça a existé dans le passé et là maintenant, vous pouvez l’éprouver. » A ce moment-là, elle releva la tête et me regarda, sidérée, puis soulagée, comme si elle s’éveillant d’un cauchemar. L’événement psychique insoupçonné était arrivé dans le transfert ». L’expérience du transfert amène le sujet à se déprendre des miroirs déformants habités par des fantômes.
Pour Sylvie Le Poulichet, la cure analytique est un tableau, auquel on ajoute sans cesse de nouvelles touches, de nouvelles retouches et de nouvelles couleurs. S’écartant d’un savoir dogmatique préétabli, l’analyste et la patiente partagent des moments d’émergence, ce qui implique les dimensions ludiques et créatrices de l’une et de l’autre.