Dans cet opuscule suggestif, Henri Normand, psychanalyste membre de l’APF et de la rédaction de la revue Penser / Rêver, évoque trois figures maternelles : la Douloureuse, le Glorieuse, L’Amoureuse… La première exalte la douleur de Marie qui assiste, silencieuse, à l’agonie de son Fils : c’est la mère du Stabat mater dolorosa, poème du franciscain Iacopone da Todi (1230-1306), qui inspira plus de cinq cents compositeurs. La solution religieuse opère une double opération, invitant l’orant, au contact de cette femme qui n’est que douleur, à projeter sa propre douleur et à introjecter celle qui lui est montrée, en identification avec la souffrance du fils. La Dolorosa permet à l’homme d’exprimer sa douleur et attend une reconnaissance et une nomination de cette douleur – mais au sein de l’idéalisation maternelle.
Quand la mère devient glorieuse, le fils devient fanatique, fût-ce discrètement. Les fils fanatiques inventent la mère glorieuse, exemplaire. L’irrésistible assomption de Marie dénie encore davantage sa sexualité. Des Evangiles aux Conciles et aux fêtes de la liturgie catholique, l’auteur retrace le chemin vers une mariologie de plus en plus débordante, au risque de diviniser Marie, selon l’identification la plus primitive qui laisse le champ libre à la toute-puissance infantile et à l’idéalisation.
C’est à partir de la « Lettre d’une inconnue » de Stefan Zweig qu’Henri Normand caractérise l’Amoureuse : la nouvelle est l’auto-observation d’une passion secrète, idéalisée et dévorante d’une jeune fille pour un voisin. Séparée de cet homme, elle s’enferme dans un souvenir exacerbé, en voie de clivage – d’autant que juste avant le départ, elle a surpris l’aimé avec une femme. Plus tard, elle n’établit aucun lien sexuel avec les hommes qu’elle fréquente, jusqu’au jour où elle met sa sexualité au service de sa passion, retrouve Vienne et l’homme qu’elle aime, et se fait aimer de lui sans se faire (re)connaître, même lorsque naît un enfant. Ce n’est que face à la mort qu’elle peut écrire et dévoiler à l’aimé son parcours amoureux.
La douloureuse, la glorieuse, l’amoureuse : ce pourraient être trois histoires racontées par l’enfant qui refuse ce qu’il perçoit de la vie sexuelle de sa mère. Mère et fils campent dans l’univers infantile d’un idéal démesuré. Douleur et gloire sont un langage de la passion, entre passion incestueuse et désexualisation. L’enfant qui perçoit la sexualité de sa mère a-t-il affaire à une mère « mourante », perdue pour lui ? Et qu’il réanime en la glorifiant ? Il s’efforce de la traiter pour ne plus la perdre. Que la perte n’ait plus jamais lieu…
L’Inconnue de Zweig est dans un moment intermédiaire, une tentative de dégagement par rapport au pouvoir mélancolique de son organisation fantasmatique. Dégageant la femme de sa fixation au père – au Dieu-père –, la mobilité psychique est un investissement possible de la vie d’une femme par les représentations sexuelles et sexualisées. Investir sexuellement le monde, un monde autre que celui du fantasme construit autour du fils, c’est devenir une mère qui n’est plus seulement incestueuse, une femme qui, à la différence de l’héroïne de Zweig, réussirait à être libre. Tout le livre est le déploiement et l’élaboration d’une interprétation : l’histoire d’une mère, selon Henri Normand, c’est l’histoire du traitement de cette position incestueuse, ce qui permet à la mère de penser son histoire.