Le traumatisme du deuil crée une rupture dans le temps et l’espace psychique. Nous ne pouvons nous résoudre à oublier nos morts de peur de ne plus savoir si nous sommes nous-mêmes encore vivants. Remplir le néant d’absence et faire de cette absence un plein de sens pour une « retemporalisation » subjective, tel sera le travail analytique. Laurie Laufer emploie le terme « d’œuvre de sépulture » introduit par Pierre Fédida à la place du travail de deuil de Freud. L’apparition est au centre de la problématique du deuil, fantôme de l’objet disparu, avec cette question : « que me veut le mort ? » Le cadre analytique et le transfert auraient comme enjeu clinique de mettre en place les conditions nécessaires à la remobilisation de la vie psychique, en permettant la régression au lieu même de la vie animiste.
Le circuit du potlatch intervient : perdre l’autre c’est aussi perdre en moi ce que l’autre emporte de moi avec lui. Perdre l’autre c’est perdre un bout de soi. Le mort laisse donc quelque chose au vivant et selon les règles de l’échange, l’endeuillé a une dette envers le mort. La discontinuité de l’histoire permet par l’effet de coupure qu’elle opère, de faire accéder le sujet à un savoir qui l’inscrit dans une temporalité et règle son appartenance à la communauté humaine. L’expérience psychique du deuil est prise dans un circuit d’échange nécessaire à la communauté et à l’endeuillé lui-même. Selon l’expression de Marcel Mauss, l’expérience du deuil est un « fait psychique total » : elle met en perspective les questions aussi bien du social, de l’individuel, du corps que de la vie psychique. Il y a une « obligation de perdre pour conserver ». On n’accèderait à soi même que dans l’expérience de la perte. Le potlatch peut donc tout à fait servir de paradigme pour comprendre le circuit d’échange qui se joue entre les morts et les vivants. L’obligation consiste à rendre, recevoir et donner. On pourrait considérer que l’endeuillé mélancolique considère que le don du mort est trop élevé. Ne pas pouvoir rendre dénarcissise l’endeuillé et provoque l’effondrement mélancolique. Le mélancolique retient la forme éternelle du mort, il ne veut pas « lâcher » le mort. La dépense entre dans un circuit pulsionnel qui met en mouvement, le corps, la psyché, l’histoire.
La question du deuil pose celle de la survivance, mise au jour par Aley Warburg, dans le sens où le mort ne pourrait se définir que comme celui qui revient sous une certaine forme : hallucination, visage halluciné, présence ou absence dans le miroir, rêve, fantasme, délire, grande crise d’hystérie, possession. La survivance participe d’un double mouvement : ce qui se transforme et ce qui se répète en faisant retour. Tout souvenir faisant retour modifie le lien avec le mort. L’endeuillé risque donc de perdre dans l’expérience du deuil ce qu’il veut conserver du mort. Dans le « travail » du deuil, aux prises avec le retour du mort, l’endeuillé vacille, avec une notion du temps et de chronobiologie qui se défait. Le fantasme et l’accès à la mémoire qu’il permet, est la condition d’apparition, « de réveil d’une suite d’images ». La question de la présence et de l’énergie vitale dans le deuil procède de la force de l’irruption de l’image revenante dans la parole. Cette entrée va agir comme un trauma dans le cadre de la séance et cette image peut avoir un temps subjectif ou l’endeuillé ne lâche pas seulement le disparu mais aussi lui-même, une partie de lui-même, perdue, qui constitue sa propre subjectivité.
L’endeuillé ne veut pas se souvenir qu’il a pu rêver, souhaiter la mort de l’objet perdu avant même sa disparition. Dans les remontées traumatiques, la réalité et le fantasme peuvent se courcircuiter et créer une déflagration qui interdit tout accès au fantasme et à l’énigme de l’énigme de l’autre.
Le travail de mémoire dans le deuil est aussi ce travail de souvenir de soi : qu’étais je pour l’autre ? Face à la violence et à l’effroi de la perte, l’expérience de la rencontre fantasmatique permettrait de constituer une voie pour parer à cette violence. L’expérience du deuil est au cœur de la psyché en ce qu’elle permet d’élaborer, de constituer une scène fantasmatique, scène nécessaire au mouvement de la vie psychique. L’expérience anamorphique dans l’élaboration du deuil est un changement de perspective du lien qui unissait le sujet et l’objet, le fantasme serait ce point de contact avec l’objet perdu : une déformation de l’objet jusqu’à son point de disparition pour une réapparition en une autre forme. Le fantasme aurait fonction de « passeur » pour la vie psychique de l’endeuillé.
L’ « œuvre de sépulture » permet la remobilisation des images, elle permet de redonner de l’animation à ce qui est inanimé, de remettre en mouvement des formes et des forces pulsionnelles jusqu’alors fossilisées, neutralisées.