Autobiographie d’une analysante, héritière de survivants et traductrice de Freud
« Les pierres des lieux en déshérence demeurent hantées par les ombres errantes qui ne « meurent jamais », comme si elles étalaient au grand jour l’éviction sacrilège des humains hors du monde. » (p. 39)
Janine Altounian est essayiste et traductrice. Elle est co-traductrice de Freud depuis 1970, et responsable de l’harmonisation dans l’équipe éditoriale des Oeuvres complètes de Freud aux PUF sous la direction de Jean Laplanche. Née à Paris de parents arméniens rescapés du génocide de 1915, elle travaille sur la « traduction » de ce qui se transmet d’un trauma collectif aux héritiers de survivants (Altounian_Effacement_lieux_2019)
Dans ce livre documenté, très vivant, dont la profondeur se découvre au fil de la lecture, des relectures, Janine Altounian dans la continuité de ses travaux antérieurs, offre des ouvertures multiples. Sa pensée à la fois originale, très riche et véritablement fructueuse, permet une approche renouvelée du trauma, en particulier, de celui qui arrive en héritage. Tout au long de cet ouvrage, la puissance du langage porte l’écriture.
Les différentes parties qui le composent retracent à travers les temps et les lieux, étape par étape, fragment par fragment, ce chemin nécessaire à la transformation, aux transformations, sans oublier ce passage fondamental par l’expérience.
En conséquence, cet écrit est beaucoup plus qu’un témoignage, c’est en quelque sorte une formidable espérance de dégagement pour la psyché. Lorsque la trace traumatique fait barrage et que la culture se trouve en miettes, la pensée s’expose au danger de l’entrave. A l’instar des traces de l‘histoire du peuple arménien, qui ont couru ce risque de disparition, d’effacement, d’anéantissement …
On peut donc considérer ce livre comme une véritable œuvre de résistance menée par une héritière de survivants du génocide arménien dans un après-coup temporel lointain de ce massacre qui a bel et bien eu lieu. La pensée en spirale, chère à Jean Laplanche, indique assez bien la façon dont ces problématiques complexes et parfois hétérogènes, peuvent être abordées sans faire l’impasse sur telle ou telle dimension. Ainsi ce tissage des pensées explore par des allers retours successifs, de multiples axes. C’est une véritable affaire de Fort/Da au cours de laquelle chaque mouvement n’est pas identique, et le gain pour la pensée s’arrime du côté de la créativité. Sans être psychanalyste, tout en étant très proche et surement nourrie par la pensée psychanalytique, Janine Altounian propose des outils indispensables pour le psychanalyste. Sa persévérance pour trouver ce lieu propice où la trace pourra s’inscrire, évoque sans aucun doute cette confiance dans la méthode qui soutient jour après jour le travail de l’analyste, notamment dans les cliniques dites difficiles.
Faire une synthèse, un résumé, comporte inévitablement ce risque réducteur d’escamotage d’une pensée qui se déploie au fil des pages. Il paraît plus approprié de dégager quelques thèmes contenus dans ce livre, pour d’une part, inviter à la lecture, et d’autre part, pour souligner ce que nous propose ce travail : comment la potentialité de la psyché peut se révéler au moment où la trace traumatique pourra s’inscrire.
La place de l’expérience qui a eu lieu est tout à fait fondamentale, elle représente l’ancrage indispensable à partir duquel le travail de dégagement va pouvoir s’initier. Avant de lancer la bobine et de la perdre de vue pour la faire revenir, sa concrétude doit être perçue par l’enfant. Cette expérience devient une condition première pour l’appropriation. Le titre de propriété proposé en illustration 4, de la maison de la grand-mère maternelle de l’auteur a été traduit en 2011. Ce document officiel atteste des conditions d’une appropriation d’un lieu, au fil du temps, c’est à dire au fil des générations, comme au gré des aménagements intérieurs. Preuve s’il en fallait, de la valeur historique des propriétés antérieures, n’entravant pas les appropriations actuelles ou futures, voire même les conditionnant. Que demander de plus à un projet d’appropriation dans une perspective plus large ?
Janine Altounian propose d’envisager trois conditions pour exhumer la trace de l’histoire traumatique. Ces conditions sont, nous dit-elle, d’une part, une sépulture pour le grand-père, l’écriture du père et, bien sur la transcription et la publication du manuscrit par le descendant de la troisième génération. Ainsi successivement, sont mis en perspectives au fil de l’expérience singulière et intime de l’auteur, l’histoire, la petite et la grande, l’individuel et le collectif englobant non seulement la dimension familiale mais plus largement la dimension culturelle, la succession des générations, l’espace et le temps. La place de la transcription, condition de l’appropriation, y est fondamentale, trouvant sa source dans ce moment précis, où le manuscrit du père est découvert, moment considéré à juste titre, comme fondateur.
La transcription, doit s’entendre comme un transfert, comme des transferts. Les acceptions plurielles s’harmonisent les unes les autres tout au long du texte. Le transfert d’un lieu à un autre, un voyage, voire un exil. Le transfert à travers les générations, un héritage. Le transfert de l’individuel au collectif, un passage intersubjectif vers l’espace culturel. Le transfert dans le langage, ce passage dans la langue de l’autre, une traduction. Le transfert, ce déplacement en direction d’un lieu propice à l’inscription. Cette dernière acception n’est bien évidemment pas sans échos avec le champ de la psychanalyse. Le transfert est alors une adresse, pouvant aussi être une maladresse comme le rappelle très habilement l’auteur.
Les traductions quelles que soient leurs formes sont de fait, indispensables à ce parcours mutatif, où peu à peu, le mot du langage va trouver/retrouver sa dimension polyphonique et métaphorique, c’est à dire sa vivacité. Au fil de ce travail de restauration, Janine Altounian nous conduit donc aussi, à ces retrouvailles jubilatoires avec le plaisir des mots. A partir de ces passages par les traductions, il peut être question de mettre au monde. La naissance est à considérer comme une création, et peut être plus fondamentalement pour l’être humain, la création comme une naissance.