On sait que Freud dans sa correspondance laisse clairement entendre qu’il n’était pas satisfait de son écrit de 1914. Non seulement la suite de l’œuvre, avec le passage à la deuxième topique, mais les apports postérieurs à Freud ont toujours témoigné d’une articulation difficile et d’un problème complexe lorsqu’il s’agit d’intégrer de façon cohérente le narcissisme dans la théorie psychanalytique.
La monographie se clôt sur un texte de 1921 de Lou Andréas-Salomé : la “double direction” (poussée / retrait) qui lui semble définir le narcissisme même, exclut pour elle “l’unification forcée du concept” qui réduirait le narcissisme à l’amour de soi. Il conviendrait d’avoir “deux noms” pour deux types d’expériences dont seuls le nourrisson et le malade psychotique feraient l’expérience de la radicale division ; le nom du second type d’expérience se dirait alors “identification intuitive maintenue avec Tout”, et l’intérêt de l’écrit de L. A-S. tient aussi beaucoup à l’ouverture qu’elle fait à partir de cette conception vers la création artistique.
C’est Marie-Claire Durieux qui ouvre le numéro par une étude du mythe lui-même et de ses variantes, variantes ou “tentatives de rationalisation devant cette étrange folie qui fut celle de Narcisse”, dont elle souligne tout ce qu’elle doit à l’absence de tiers. Les vicissitudes du concept et de son élaboration chez Freud sont étudiées très en détail par Marie-Françoise Laval-Hygonenq, qui fait suivre une étude du contexte de l’introduction du concept par celle des trois textes princeps y afférant, mettant en valeur de belle façon “le mouvement en spirale de la pensée freudienne” (construction ainsi laissée ouverte...). Elle nous propose le maintien d’une référence aux trois principes de fonctionnement (principe d’inertie / principe de plaisir / principe de réalité), et se demande si le maintien dans l’élaboration freudienne de la référence au principe d’inertie n’aurait pas pu “économiser l’introduction du deuxième dualisme qui vient ébranler la référence aux pulsions sexuelles et à l’inconscient dynamique”.
C’est en guise d’introduction à un historique du concept plus large que Pierre Dessuant revient également sur la genèse de la notion chez Freud, mais il s’agit là de mettre en perspective les apports essentiels de Bela Grunberger qui, du narcissisme primitif anobjectal au narcissisme “instance”, a eu le premier “le mérite d’avoir donné une explication dynamique et cohérente de l’opposition devenue désormais classique, entre Narcisse et Œdipe” (en passant par le pseudo-œdipe et “l’Œdipe à rebours”) “et d’avoir étendu cette notion au groupe” – ouvrant ainsi à quelque considération intéressante sur le risque que fait courir à la psychanalyse “ l’infiltration du facteur narcissique”. Paul Denis s’attache à une étude de la notion de self chez Heinz Kohut, qui apparaît quelques années plus tard mais naît d'une confrontation avec des problèmes cliniques comparables. Ce self héritier du premier Moi freudien, il en fait le lieu même du déploiement de la ligne de développement complémentaire à celui des investissements objectaux, se scindant en deux courants prenant leurs sources respectivement dans le self grandiose et dans l’imago parentale idéalisée. S’ensuit une typologie des transferts et des pathologies narcissiques, et toute une conception d’attitudes cliniques souhaitables de la part des psychanalystes, au sein desquelles les interprétations gardent une place prépondérante, mais où la portion congrue dévolue à l’intérêt pour les pulsions sexuelles “peut conduire à des cures au cours desquelles tout un aspect de la problématique sexuelle des patients serait évitée d’un commun accord entre patient et analyste”.
“Ce qui résiste à se dire est le levain de l’écriture”, C’est à un exercice de mise en abîme passionnant que nous invite Colette Combe. Préalablement à la lecture qu’elle fait de l’ouvrage d’André Green “Narcissisme de vie, narcissisme de mort”, celui-ci a relu son propre ouvrage et en a extrait quarante-cinq pages, pages qui “argumentent la nécessité d’éviter de faire du recours au narcissisme le joker de toute situation psychique de fragilité ou de blocage” et qui soulignent les inconvénients de l’utilisation unitaire du concept. Colette Combe lit cet ouvrage publié en 1982 en montrant combien l’élaboration théorique à l’œuvre dans les ouvrages précédents a abouti à cette publication “stratégique” à la fois historiquement, théoriquement, et analytiquement.
Partant des limites de la technique classique avec un certain type de sujets, Betty Denzler s’intéresse à la façon pour l’analyste de s’occuper “du narcissisme défaillant et non des conflits intrapsychiques”. Elle le fait en passant en revue “ les aménagements concernant l’activité de parole de l’analyste”, soulignant le facteur mortifère que peut être le silence de l’analyste dans certaines situations, mais aussi le caractère intempestif que peuvent revêtir certaines de ses interventions, y compris quand elles sont consciemment au service du renforcement du transfert de base. Elle s’attache cependant à celles de ces interventions qui sont nécessaires : dans les situations d’angoisse aiguë, de frustration, et de troubles du rapport avec la réalité. Enfin, toute la seconde partie de l’article est consacrée à la nécessité d’une modification de la technique d’interprétation quand sont à l’avant-plan “La pauvreté, voire l’absence de représentation de l’affect”.