Le meurtriel, l’incestuel et le traumatique, Dunod, 2015, 168 p, ISBN 978-2-10-072442-0
Jean Pierre Caillot est psychiatre psychanalyste, cofondateur avec P-C Racamier entre autre, du Collège de Psychanalyse groupale et Familiale (CPGF). Il a été parmi les premiers psychanalystes à pratiquer la thérapie familiale et le psychodrame.
Cet ouvrage, Le meurtriel, l’incestuel et le traumatique, offre de nouveaux repères cliniques et reprend la première année d’enseignement qu’il dispense dans le cadre du CPGF. Un second opus en préparation présentera la seconde année. Il a la forme didactique d’un manuel de praticien, avec un souci de clarté et un usage facilité par les différents index. Sa référence centrale est la pensée de P.-C. Racamier, augmentée de celle de D.Anzieu, découvreur du transfert paradoxal et de F. Pasche dont les écrits sur l’irreprésentabilité paradoxale sont une référence majeure pour la compréhension de la toxicité paradoxale ; quant au concept d’antinarcissisme de Pasche, il est ici remis en lumière. R. Kaës est souvent convoqué lorsqu’il s’agit des espaces de la subjectivité et de la groupalité.
J-P Caillot reprend et prolonge les différents concepts qui constituent un vrai langage et nous permettent de penser les phénomènes spécifiques de la psychose et des pathologies familiales, mais aussi la clinique actuelle des organisations non névrotiques. Un des intérêts de l’ouvrage sont les nombreuses illustrations cliniques donnant à comprendre de manière frappante des concepts qui sont parfois difficiles à appréhender, tirés aussi bien de thérapies individuelles, que de thérapies familiales, conjugales, groupales ou psychodramatiques.
Nous pouvons nous sentir déroutés par la mise en lumière de phénomènes psychiques qui sont appréhendés selon une métapsychologie qui ne se situe pas uniquement dans l’intrapsychique, mais se déploient dans d’autres espaces subjectifs, que Jean Pierre Caillot définit avec précision et rigueur, qui sont l’intersubjectivité et la transsubjectivité. Un chapitre est consacré à ce sujet en reprenant la notion de troisième topique et de topique interactive qui sont « les interactions inconscientes obligées », des défenses transagies.
La découverte princeps de l’antoedipe s’inscrit dans l’originaire des premières expériences interpsychiques, les relations précoces mère enfant, sous l’angle de la séduction narcissique. De très belles citations de P-C Racamier parlent de manière inspirée de cette formidable attraction primaire, carrefour originaire incontournable dont dépend la naissance de la subjectivité. J-P Caillot situe cette phase en amont de la position schizo-paranoïde. Dans son aspect dynamique, l’antoedipe est une « constellation conflictuelle », un conflit des origines entre les forces de croissance de différenciation et de séparation et celles de la séduction narcissique, productrices d’un corps commun. . Si les organisateurs de l’œdipe sont le complexe de castration et l’interdit de l’inceste, du côté de l’antoedipe ce sont ceux du deuil originaire et du tabou de l’indifférenciation. Les fantasmes narcissiques d’auto-engendrement et autodésengendrement centrent l’antoedipe. Lorsque ce seuil est franchi les deux registres d’organisation coexistent silencieusement tout au long de la vie et l’intérêt de l’ouvrage est aussi de parler des destins heureux, de l’antoedipe bien tempéré.
Le titre de l’ouvrage indique suffisamment que l’on va explorer une clinique violente consécutive de l’abus narcissique, qui nous fait entrer dans le registre de l’incestuel et du meurtriel qui sont des équivalents symboliques de l’inceste et du meurtre. « L’incestuel qualifie, dit J-P Racamier , ce qui dans la vie psychique individuelle et familiale porte l’empreinte de l’inceste non fantasmé ». L’enjeu est donc bien l’existence d’une subjectivité et d’une symbolisation possible, avec la position pivot du fantasme. Il est intéressant de relever que la violence traumatique provient de l’impossible figuration de cette violence elle-même, qui ne peut se décharger alors que dans les agirs, les addictions et les somatisations.
C’est pour Jean Pierre Caillot une découverte majeure et il va s’attacher tout particulièrement à nous faire saisir la dimension de la paradoxalité et son vécu vertigineux , « cette impasse circulaire qui se met en place sans début ni fin ». Il distingue la forme narcissique paradoxale normale à l’origine d’un fantasme de corps commun ambigu, dont les membres sont à la fois unis et séparés, ensemble et différenciés, qui ouvre sur une évolution vers la transitionnalité et la naissance de la subjectivité. Le paradoxe fermé est la forme pathologique, caractérisé par un fantasme non fantasme de corps commun paradoxal, ni uni, ni séparé où être ensemble est mortel et se séparer tue.
Nous serions à ce moment de symbolisation primaire décrit par René Roussillon, qui se fonde sur un jeu intersubjectif, où la réponse de l’objet participe à une ère d’illusion. Une vignette terrible tirée d’une thérapie familiale nous fait témoin d’un meurtre symbolique en direct, lorsqu’un père répond à son fils qui lui présente des bonbons en pâte à modeler, « ce ne sont pas des bonbons c’est de la pâte à modeler »
Une distinction subtile mais tout à fait essentielle porte sur l’ambigüité et la paradoxalité. Ces deux grands concepts ont en commun les registres de l’indécidable et du non-opposable. Mais l’ambiguïté qui caractérise la transitionnalité ou paradoxalité ouverte, permet de créer cette ère d’illusion en rendant conciliables des aspects non-opposables de l’objet ; alors que ces mêmes aspects non-opposables de l’objet de la paradoxalité fermée sont non-conciliables et renvoient dos à dos les deux propositions sans point fixe.
Un chapitre tout à fait important questionne le statut de la scène primitive, selon qu’il s’agit d’une scène imaginaire, d’une scène incestueuse ou incestuelle. Le fantasme originaire est organisateur du complexe d’Œdipe en ce qu’il figure l’engendrement, la différence des générations et des sexes. A l’opposé, les fantasmes antioriginaires sont des fantasmes incestueux en ce qu’ils figurent une indifférenciation générationnelle en défense contre la scène primitive. Les agirs incestueux et incestuels découlent de ce déni des origines.
L’ouvrage peut ouvrir à une discussion sur la pensée du modèle pulsionnel en jeu dans une clinique de la relation. . Dans l’index le terme pulsion est réservé à celle de pulsion sociale utilisée par Freud dans Massenpsychologie. Pourtant si les phénomènes sont amplement décrits ici dans leur dimension dynamique et économique, ils sont nommés en tant qu’excitation, énergies sans doute pour rendre compte de ce carrefour originaire, où l’excitation ne peut s’incarner, s’inscrire dans un sujet qui a peine à se différencier. De ce fait on ne peut penser en termes de topique. Lorsqu’il est parlé de l’antoedipe pathologique comme une « antimatière psychique », qu’il est fait référence au Sur Moi et même le surantimoi paradoxal, ne pourrait-on lire ses phénomènes avec une meilleure clarté par la force de déliaison d’une pulsion de mort triomphante en ce qu’elle attaque les prémisses même de la vie. L’excitation, la tension intersubjective constamment maintenue est bien comprise en dernier recours comme défense contre une menace d’extinction.
A la fin de l’ouvrage, le chapitre sur les objets englobe la relation narcissique paradoxale à des objets « autogénérés », parmi lesquels sont comptés « les objets-sensations », le concept de F.Tustin. Il s’agit de l’investissement d’une sensation vécue puis hallucinée dans la relation à la mère. Ce modèle nous offre un angle de compréhension nouveau pour les somatisations, addictions, troubles du comportement alimentaire et les délires ; en effet, l’auteur trouve qu’il existe un dénominateur commun à ces pathologies qui est l’autoengendrement d’objets. Ainsi, les relations narcissiques paradoxales d’objet autogénéré constituent à la fois une défense contre les angoisses catastrophiques primitives claustrophobiques et agoraphobiques par l’agrippement à ces objets autogénérés . Leur visée est d’ instaurer une autarcie psychique défensive contre la dépendance infantile à l’objet vivant et une répétition traumatique lisible, souvent, dans le scénario agi à la recherche d’une figuration.
A l’heure où il est souvent fait état d’une inquiétude sur l’avenir de la psychanalyse J-P Caillot conclut avec ambition sa foi dans le développement plein d’avenir d’une psychanalyse qui prendrait en compte l’individu mais aussi le couple, la famille, le groupe, l’institution et la société.
Publié le 16 décembre 2015