Ce nouvel opus de René Roussillon est un livre dense, touffu et sérieux dans lequel la clarté et la rigueur de sa pensée entraînent le lecteur presque malgré lui. L’entreprise n’est pas mince, en effet, et c’est presque toute la psychanalyse, dans ses différents aspects et pratiques, qui est peu ou prou appréhendée sous l’angle de l’intersubjectivité.
Le jeu et l’entre-je(u) ; le titre condense parfaitement le propos : c’est par le jeu que naît l’entre-je ; c’est de l’entre-jeu que naît le je.
Dans la suite de ce qu’il a repéré comme « symbolisation primaire », Roussillon insiste sur la dimension messagère de la pulsion par delà la satisfaction elle-même. C’est elle qui impose au psychisme la représentance et ouvre à une métapsychologie de la rencontre entre sujet et objet. Roussillon, s’interrogeant sur les inévitables effets de séduction inhérents à la rencontre analytique, tente de formaliser l’impact de la réalité de la présence de l’analyste en séance et ses effets sur le déroulement de la cure.
C’est principalement dans la clinique de la souffrance narcissique et identitaire que ces questions s’imposent. Dans des configurations où le sens n’est pas donné d’emblée, n’est pas seulement à retrouver, l’accueil et la réponse de l’objet aux messages du sujet sont primordiaux. Mais quand l’identité primaire est mal assurée, la menace d’une séduction narcissique qui dévoierait la cure devient centrale. Ainsi l’analyse de l’intersubjectivité pose-t-elle la question du mode de présence de l’objet dans un espace où se chevauchent deux aires de jeu (et dans une référence explicite à Winnicott) ; la capacité d’être seul en présence de l’analyste est alors mise au premier plan des enjeux de la cure.
L’aire de jeu, zone intermédiaire entre perception et hallucination est celle d’une illusion où la différence topique entre l’interne et l’externe disparaît et où le but de la pulsion devient la représentation elle-même. De cet informe naît ce que Roussillon appelle un objeu, manipulable et transformable, version psychisée du « médium malléable » (notion présentée ailleurs par l’auteur à partir du travail avec les enfants). L’objeu constitue un support au développement de la symbolisation primaire dans laquelle l’affect, l’acte et leurs représentants s’organisent dans l’échange affectif avec l’objet en une proto-représentation.
Ce qui échappe à ce travail ne pourra se constituer en une expérience vécue et prendra le statut de « fueros », traces soumises à l’action de défenses primaires, à type de négativation, clivage ou forclusion, qui les maintiendront hors de toute possibilité d’appropriation subjective. C’est entre les mots, dans ce qu’il y a « d’affectant » dans la parole que l’analyste pourra saisir les traces de ces expériences préverbales.
Dans la souffrance narcissique-identitaire, l’éprouvé du transfert comme toute autre forme de dépendance représente une reddition pure et simple de l’être. Seule une réflexivité parfaite de l’objet, qui gomme les différence et soutient l’idéalisation permet la relation. Tout écart est souffrance. L’échec de l’instauration d’une « homosexualité primaire en double » qui traiterait l’objet comme un autre-même, gêne le maintien de l’écart topique entre soi et non soi. C’est la mutualité du plaisir dans l’échange y compris sexuel qui rend supportable l’écart entre soi et l’objet. Mais le malentendu que crée chez l’enfant l’énigme de la sexualité adulte laisse un reste non lié destiné à se re-pulsionnaliser secondairement dans la sexualité adulte.
Du coup l’affect et la représentation, restant mal différenciés dans ces pathologies, subissent un traitement particulier. L’affect est répudié puis évacué dans un autre, devenu peu à peu comme un miroir en négatif de soi. C’est de la réponse de l’objet que dépend la transformation de l’affect d’éprouvé passionnel en un message d’échange. L’objet doit pouvoir devenir régulateur. Le va et vient permanent dans la cure entre perception et hallucination d’une part, et hallucination négative qui permet la représentation d’autre part, ouvre progressivement à la capacité à être seul en présence de l’analyste.
De même la rencontre de l’individu avec le groupe vient-elle révéler des contenus psychiques non subjectivés. L’accès à une position individualisée face au groupe en passe pourtant par la reconnaissance de l’individu par le groupe, ce qui suppose la possibilité d’une identification suffisante de chaque membre du groupe au sujet. Le héros, bien que tout autre, doit rester cependant comme nous, l’un de nous. Roussillon note avec finesse que du meurtre collectif du père imaginé par Freud doit surgir le mythe du héros vainqueur à lui tout seul du père mythique.
A la pointe de ces pathologies s’aperçoit la perversion et Roussillon, reprenant Deleuze, insiste sur la radicale différence des économies sadiques et masochistes que l’on tend à confondre dans une même unité. La victime du sadique, pourtant, ne saurait être le masochiste car si sa victime jouissait, le sadique, lui, ne pourrait pas jouir de sa souffrance. De même, le bourreau du masochiste, la maîtresse froide et cruelle de Sader Masochs, ne saurait être incarnée par le héros de Sade. Dans l’acte sadique, dans sa répétition même, s’opère là encore le retour de contenus psychiques ignorés du sujet et qui suppose, pour pouvoir s’opérer, le maintient d’une rupture identificatoire préalable avec la victime.
A partir de ce travail sur l’entrejeu Roussillon déplace enfin la question de la transmission de la psychanalyse sur celle du transfert sur la psychanalyse et du rapport que chaque analyste entretient avec le groupe de ses pairs.