“ L'homme qui dort se nomme Constantin .” Ainsi commence le premier texte de cet ensemble de rêveries, illustrées de reproductions et de photographies. Dans le tableau de Piero Della Francesca que commente Pontalis et qui sert de trame à cet ouvrage, l'homme qui dort est l'Empereur, et la sentinelle, toute jeune, assise non loin de lui, veille et rêve à ses côtés : c'est le Dormeur éveillé, celui qui représente cette vie rêveuse que l'auteur appelait de ses vœux, dans Fenêtres comme dans Traversée des ombres.
La petite barque vide qui figure sur une toile d'Amborgio Lorenzetti, à la Pinacothèque de Sienne, est-elle une bouche entrouverte, un sexe de femme ? Le narrateur se voit prêt à y embarquer, se plaît à s'en croire l'unique passager. Une autre barque donne forme à la mort informe, celle qui figure sur L'Île des morts d'Arnold Böcklin dont Freud, Clemenceau et Lénine possédaient des reproductions.
Dans ces entre-deux qui font la vie, images et souvenirs se rapprochent ou se répondent : le portrait de l'auteur à cinq ans, peint par Foujita, et le petit orphelin chinois, devenu par un parrainage familial un frère du bout du monde ; l'éternel “ Arrive premier ” des listes de résultats scolaires, dont l'auteur avait fait un mystérieux écolier inconnu ; le petit garçon au regard perdu qui regarde la mer, et ne se consolera jamais de la mort de son père. Plages, rivages, caps et îles se succèdent et servent de toiles de fond aux apparitions et disparitions qui rythment ces évocations nostalgiques et paisibles. L'eau est souveraine, et pas seulement à Venise. Des images, cartes et reproductions placées en un voisinage hasardeux, sont posées devant les livres soigneusement classés, leur donnant un surplus de vie, en un musée imaginaire qui ne cherche pas à cacher les livres, mais à y conduire. Commentant Valéry, Winnicott ou François Cheng, l'auteur donne à sentir sa récusation du tout-langage, la place qu'il fait aux jeux solitaires ou partagés, l'amitié qui est une demeure, la peur de l'ennui mortel, le paysage qui est peut-être toujours un portrait. C'est aussi l'aventure du Grand Jeu – le grand jeu ou rien – qui rassembla Lecomte, Daumal, Roger Vailland, soutenus par René Maublanc et rejoints par le peintre Sima, leur aîné de vingt ans, ou l'évocation avec Apollinaire du Flâneur des deux rives. Le dormeur éveillé n'est pas au bord du précipice ; mais dans la navigation sans but et sans boussole, dans la promenade rêveuse qu'est ce livre, s'effectue peut-être un mouvement essentiel : “ Se séparer de soi, tâche aussi douloureuse qu'inéluctable (…) pour qui ne consent pas à rester sur place et que porte le désir d'avancer, d'aller au-devant de ce qui, n'étant pas soi, a des chances d'être à venir. ”