En partant d’une situation somatique très spécifique, celle des traumatisés médullaires, Eve Gardien, sociologue, membre du CRHES (Collectif de recherche sur les situations de handicap, l’éducation et les sociétés) de l’université Lyon 2 et chargée de cours à l’université de Grenoble, développe un certain nombre de thèmes qui prennent une portée beaucoup plus générale. En effet, cette étude est une contribution fort intéressante aux réflexions que suscite le rapport soma/psyché. Au-delà de l’intérêt que présente son travail pour aborder ce champ peu exploré, mais de plus en plus important, de la vie après l’accident, son ouvrage apporte des données et des réflexions originales sur l’articulation entre les données somatiques et la vie psychique.
Si pendant longtemps les psychanalystes se sont peu intéressés au corps, il faut noter qu’à l’heure actuelle ils se rattrapent et que le corps est de plus en plus présent dans les nouvelles avancées de la théorie et la clinique psychanalytiques. L’ouverture aux neurosciences, l’extension de l’approche psychanalytique aux atteintes corporelles, les prises en charge psychothérapeutiques des malades somatiques, l’introduction de psychologues dans les hôpitaux, les nouvelles cliniques mettant en jeu le corps (transsexualisme, scarifications, automutilations, transformations corporelles, …) favorisent la curiosité des psychanalystes pour le corps. Corps qui « procède à la fois de l’évidence et de l’impensé », comme le rappelle Patrick Baudry dans sa préface. Corps dépossédé après l’accident qui réduit d’un coup un sujet en pleine possession de ses moyens à devenir un Mm, privé de son autonomie motrice, réduit à la dépendance aux autres.
Bien que Eve Gardien soit sociologue, il y a une dimension clinique dans son travail et c’est la réflexion qu’elle mène à partir de ses observations cliniques qui constitue une véritable contribution à la question : comment penser le corps ? Comme souvent, ce sont les situations anormales, atypiques, extrêmes qui nous renseignent sur la vie psychique normale. « En effet, le corps, en tant qu’ensemble de fonctions, et dans la mesure où il demeure efficient, attire peu l’attention. C’est seulement lorsqu’il rompt avec un ensemble d’attentes prédéfinies et d’habitudes acquises, que le corps devient l’objet d’une conscience immédiate et réflexive ». Le corps sain s’exprime peu et demande peu. A l’inverse, le corps dont il s’agit dans cet ouvrage, s’exprime beaucoup et demande beaucoup. On peut même dire qu’il est criant, exigeant, revendiquant et persécuteur, obligeant le sujet accidenté à une « formidable conscientisation du processus corporel ». Dans ces cas-là, le corps devient très instructif, tant il est omniprésent dans la vie psychique du sujet. Comme le dit Freud, c’est le corps qui met la psyché au travail, et en situation de handicap peut-être encore plus.
Après l’accident, le patient est amené à découvrir certains aspects de la vie corporelle, jusqu’alors restés dans l’ombre, et à inventer de nouvelles modalités corporelles alternatives.
Les chapitres le plus susceptibles d’intéresser le lecteur-analyste sont ceux qui traitent les processus de sémantisation. Comment et jusqu’où les blessés médullaires peuvent-ils sémantiser leur expérience corporelle ? Il leur faut trouver une explication, qui donne un lien de cause à effet et qui est en cohérence avec les acquis antérieurs du sujet. D’après Eve Gardien, ce processus de sémantisation, qui est très intense au début, aurait tendance à s’atténuer, laissant place à une inertie de processus de sémantisation, un statu quo sémantique : une « paresse cognitive » s’installe. J’aurais tendance à penser que ce processus de sémantisation ne s’arrête jamais, mais qu’il passe inaperçu pour plusieurs raisons. La première est que cela n’intéresse personne dans ce milieu hyper-médicalisé et entièrement centré sur les performances rééducatives, que sont les centres de soin. D’autant plus que, et c’est une des observations les plus intéressantes que nous livre Eve Gardien, les sensations de ce corps devenu étranger sont insolites, inattendues, non catégorisables. « L’homme blessé est de plus confronté à un paradoxe sémantique intérieur : il ressent des sensations qu’il sait pourtant ne pas exister … »
Le point de vue sociologique de l’auteur permet de démontrer à quel point le potentiel corporel humain s’inscrit dans une société qui le façonne de multiples manières. Comment le principe biologique subit les influences du principe social, ce que nous psychanalystes avons quelquefois tendance à oublier, mais que la situation de handicap ne permet plus d’éviter, en le révélant douloureusement.
Après l’accident, le traumatisé médullaire sera confronté à la lourde tache de trouver des repères corporels. Il lui faut faire un véritable apprentissage d’un nouveau potentiel corporel. C’est un changement massif et brutal, en rupture avec la socialisation somatique antérieure, qui ne ressemble à aucune séquence du développement normal. Ce corps omniprésent, livré aux mains d’autrui, médicalisé, perdant sa familiarité, comment lui donner sens ? Au delà de l’horreur, malgré le caractère impensable de la situation, l’auteur note qu’il n’y a pas de vide sémantique. La constatation qu’il y a toujours l’ébauche d’une mise en sens de l’expérience corporelle, aussi extrême soit-elle, va dans le sens de la psychanalyse contemporaine et le modèle d’un appareil psychique dont le travail est essentiellement transformationnel.