Le numéro de mars 2009 des « Libres cahiers pour la psychanalyse » porte sur l’amitié. Thème original traitant d’un type de relation humaine peu développé dans les publications psychanalytiques.
Le choix de traiter de l’amitié au travers de la correspondance de Freud, peut surprendre, il va donc s’agir de l’amitié épistolaire, où « l’ami est celui à qui on s’adresse et la lettre le lieu même de l’amitié » (Géraud Manhes).
Les différents auteurs reprennent respectivement la lecture de cette correspondance entre Freud et les premiers psychanalystes : Ernest Jones, Wilhem Fliess, Carl Jung, le pasteur Pfister, L. Binswanger, Lou-Andreas Salome. Quelques textes traitent de l’amitié différemment, dont Jean-Michel Delacomtée dans « Le prélat et le cénobite ».
Ces fragments qui nous sont proposés, sont passionnants en ce qu’ils nous plongent dans l’intimité de Freud qui laisse libre cours à l’expression spontanée et vive de ses mouvements affectifs dans l’enthousiasme comme dans la déception et la douleur .La lecture d’une correspondance place souvent dans cette position de voyeur, et là d’autant plus où nous sommes comme « invités dans les coulisses, dans des conversations qu’on rêverait d’avoir avec les auteurs »( James Fisher). Ces lettres révèlent l’histoire vécue de la psychanalyse à sa naissance, tant sont étroitement mêlées dans cette culture de l’amitié, la pensée de Freud mais aussi les tensions politiques concernant la constitution des premiers groupes psychanalytiques et le développement du mouvement. Laurence Kahn, en donne une illustration savoureuse dans une note sur l’ « inamitié » à propos de la correspondance entre Freud et E. Jones, nous livrant des passages où un fiel intentionnel caractérise ces échanges dans « un acide concentré d’amour et de haine ».
Mais ce qui est le plus troublant à la lecture de ces fragments rassemblés, est la répétition douloureuse et vouée à l’échec des amitiés de Freud.
Histoires d’amitiés qui naissent dans un élan vif d’idéalisation de l’autre, de « sympathie extraordinaire » (Gilbert Diatkine) et se terminent souvent dans la déception ou la rupture douloureuse. G. Diatkine fait ainsi la lecture de la relation Freud/Jung comme une répétition de l’expérience première, celle vécue avec Fliess, amitié exclusive qui s’étend aussi sur la période la plus longue (1887-1904).
Josiane Rolland qualifie la correspondance avec Fliess de premier texte psychanalytique. Fliess est le destinataire premier de l’œuvre théorique et la correspondance avec lui donne un cadre à l’auto-analyse de Freud. Fliess est l’unique autre, une sorte de double, qui par sa seule existence en mobilisant le désir inconscient, fournit cet interlocuteur sans lequel Freud ne peut travailler. Ses découvertes majeures naissent durant cette amitié.
Amitié qui va se terminer douloureusement dans « une belle paranoïa » selon l’expression de Freud, en raison d’un conflit portant sur la paternité de la découverte de la bisexualité. C’est lors de la réactualisation de ce conflit dans la correspondance avec Jung, que Freud élabore le rôle de la jalousie et de la défense contre l’homosexualité dans la paranoïa. La douleur dans les éprouvés et les conflits deviennent pour Freud ferment de la pensée. )..Pour Jean Yves Tamet le souvenir de l’amitié avec Fliess « demeure comme une hantise éveillée en chaque nouvelle rencontre », insolite et troublant comme une dépersonnalisation
Les différents auteurs questionnent et tentent de cerner la qualité particulière de cette amitié épistolaire, comme double, autre, idéal projeté. Elle semble tendre et répondre à deux objectifs :
L’amitié est le lieu du débat scientifique, dans un besoin de Freud souligné par les auteurs, qu’il soit incarné dans un dialogue avec un autre, où la difficulté à se comprendre stimule le besoin de s’expliquer, féconde la recherche analytique mais donne aussi une âpreté aux échanges.
La correspondance avec Fliess, Jung et ensuite Ferenczi, est l’espace de l’autoanalyse, puis d’analyse mutuelle et objet de transfert, dont les effets sont redoutables.
L’autre fil rouge de la revue est le désir et la recherche de Freud pour trouver un continuateur et un héritier. Projet plaçant irrémédiablement l’élu dans une position de fils et en rivalité avec ses frères : « C’est un dur sort que de devoir travailler à coté du créateur » s’exclame Jung.
Ces morceaux choisis de correspondance questionnent ainsi le statut de la violence et du conflit agis par le fondateur d’un mouvement et d’une pensée nouvelle.
Deux relations échappent à ce climat passionnel, celle avec Binswanger traité par Martine Girard et celle du pasteur Pfister par Jean Yves Tamet, que les deux hommes eussent été en marge du mouvement psychanalytique, n’est peut être pas étranger au fait.
Avec Pfister il s’agira d’une relation amicale de la maturité apaisée et durable, qui se distinguera par un partage des évènements intimes, qui fait entre autre se déplacer Freud au chevet de son ami malade en mai 1912, dans ce « geste de Kreuzlingen », qui alimentera la jalousie de Jung. On peut noter aussi que ni Binswanger, ni le pasteur Pfister ne se trouvent désignés à une place de successeurs.
Les différents auteurs du numéro, sont peu intéressés d’analyser la nature de l’amitié, au-delà de la définition qu’en donne Freud, comme « une forme modifiée en tant que tendresse inhibée quant au but de l’amour naturel (génital ou familial) », et l’écrit semble avoir une autre fonction.
Le choix de traiter de l’amitié au travers d’une correspondance qui s’alimente de la figure de l’absent renoue avec cet ami imaginaire de l’enfance, prolongement narcissique érigé contre la perception de la séparation et du vécu de solitude.
Ainsi Montaigne (article de Josiane Rolland) n’écrit-il pas son œuvre après la mort de son ami La Boétie, dans un mouvement de retrait du monde où il inaugure un nouveau genre littéraire, « les Essais », car dit-il « lui seul jouissait de ma vraie image et l’emporta. C’est pourquoi je me déchiffre moi-même… »
On peut alors faire une lecture différente de ce numéro en ce que, dédié à Blandine Foliot, psychanalyste et amie disparue, il y est question finalement dans l’éloignement ou de la perte de l’ami, d’une origine mélancolique au processus créateur. La correspondance entre les deux amies Viviane Prot et Catherine Chabert, ainsi que la dernière lettre de la revue de Josef Ludin à sa chère Blandine, lui rendent un bel hommage, sensible et délicat, et prolongent leur dialogue dans un autre ordre.