Gozlan Angélique, L'adolescent face à facebook. Enjeux de la virtualescence, In Press, 2016, ISBN 978-2-8435-348-7, 252 pages.
L’auteur, Angélique Gozlan, est une jeune psychologue clinicienne, chargée d’enseignements à l’Université, qui vient de passer sa thèse [1], dont le présent ouvrage est une reprise. On sent encore un peu le travail universitaire (beaucoup de références bibliographiques, un peu trop de citations), dont on ne se défait pas si facilement. Mais on ne va pas se plaindre d’avoir entre les mains un livre qui s’appuie sur un tel travail bibliographique, qui amène tant de réflexions et d’hypothèses originales dans un domaine très nouveau et peu connu des psychanalystes.
En effet, ils sont bien souvent réticents ou très critiques à l’égard du phénomène de Face Book. N’est-ce pas d’abord par ignorance ? Ce phénomène de société, radical et massif, envahit le monde, et le monde adolescent en particulier. Or pour critiquer, il faut d’abord connaître. Et c’est à cela que sert le livre de Angélique Gozlan. En la lisant, on apprend beaucoup. Comment peut-on en effet s’occuper d’enfants et d’adolescents, et même de jeunes adultes, sans connaître cet univers ?
Facebook est une manière pour les adolescents d’exclure les adultes d’un univers qui se crée entre pairs et de s’éloigner des parents. « Les corps virtuels fonctionneraient alors comme des barrières protectrices ». (p.45) comme une défense contre les fantasmes incestuels, toujours présents. Mais paradoxalement, on peut se demander avec Angélique Gozlan si cette quête d’un regard à travers la multiplication des images n’est pas une tentative désespérée de capter le regard des parents, qui n’ont peut-être pas assuré la fonction de miroir.
L’hypothèse majeure d’Angélique Gozlan est celle de la virtualescence, qui « est le processus par lequel l’adolescent va trouver au sein du virtuel un espace d’élaboration de ses conflits pubertaires » ( p.33). Le virtuel établit un lien entre le processus adolescent et le processus de virtualisation. Sur l’écran de Facebook, par la virtualisation, le sujet se montre et en même temps il se dépossède. « Ce dévoilement permet de trouver à cette communauté adolescente un appui identificatoire » (p.121).
Cependant, on aurait aimé que Angélique Gozlan nous donne plus de situations cliniques, engageant la relation transférentielle/contre-transférentielle pour rendre compte du processus psychanalytique dans ce contexte de Facebook. Sans trop s’arrêter sur les enjeux cliniques, l’objectif de l’ouvrage est d’aider le thérapeute d’adolescents à comprendre les nouvelles technologies numériques afin d’en saisir les enjeux psychiques. Et ceux-ci sont nombreux et complexes. En voici quelques uns.
Le virtuel est-il réel ou non ? Quel impact aura Facebook sur la construction identitaire ? « Devenant image dans l’espace virtuel, le corps actuel de l’adolescent problématise ses interrogations tant formelles que narcissiques et identitaires » (p.49). Est-ce qu’il fragilise l’identité, ou au contraire permet-il de la construire à travers le regard de l’autre, ou plutôt des autres innombrables ?
On a beaucoup dit que le virtuel exclut la présence corporelle, l’autre en chair et en os. Cela amène à poser une question très ancienne, quasiment religieuse, celle de l’esprit sans corps. Avec Facebook, l’adolescent se détache du corps charnel pour se créer un corps virtuel.
Qu’en est-il de l’image virtuelle ? C’est comme un théâtre, où il faut se donner à voir et Angélique Gozlan, s’appuyant sur la théorie lacanienne, accorde une grande importance à la pulsion scopique, le jeu de regards que met en scène Facebook. Elle y voit aussi l’un « des fondements de la communauté Facebook, qui semble être l’éviction de la sexualité génitale au profit du lien d’amitié, donnant la prévalence au courant tendre contre le courant sensuel » (p. 99). C’est un univers où tout le monde est ami. Facebook met en avant, « une règle tacite qui impose à tous les membres de la tribu de s’aimer, éradiquant le conflit et la haine originelles » (p.71). Mais alors reste la question qu’un analyste ne peut ignorer : « Où passe la haine ? Comment va-t-elle faire retour ? » (p.71). Sur Internet, il y a un clivage entre amour et haine, plutôt qu’une ambivalence. « On aime ou on hait, mais jamais les deux en même temps » (p.88).
Il y néanmoins une virtualescence négative, qui entrave le processus de subjectivation et d’autonomisation de l’adolescent et qui devient, pour certains, aliénante et destructrice. La tyrannie de la visibilité peut avoir des effets néfastes. Angélique Gozlan rapporte plusieurs cas où ça se termine mal : rejet massif, critiques sadiques, suicides après un harcèlement qui prend tout de suite sur Internet des dimensions planétaires, et dont certains adolescents ne se relèvent pas.
Internet remet en question les frontières entre le public et le privé. Tout devient public, dit-on. Il n’y a plus de privé. On peut s’interroger pourquoi certains adolescents savent très bien maintenir une sphère privée, alors que d’autres seront atteints par ce qu’Angélique Gozlan appelle l’altérité virale, où l’adolescent devient dépendant de cet autre virtuel, qu’il ne peut ni distinguer, ni identifier, ni arrêter, et dont il ne peut donc pas se défendre. Ici se pose évidemment la question de la perversion. En quoi la pratique de Facebook favorise-t-elle des conduites perverses ?
Qu’en est-il du narcissisme ? C’est une des grandes questions que pose Facebook. « Facebook se constitue comme espace de Narcisse, espace d’une valorisation de son estime de soi au regard de l’autre virtualisé » (p. 143). Facebook est un support à la construction de l’idéal du Moi. Mais quel est le devenir de cette idéalisation partagée ? Va-t-elle du côté d’un conformisme appauvrissant (être tous pareils, se conformer à une image stéréotypée ?) ou du côté d’une créativité innovante (se servir de Facebook pour faire valoir et cultiver ses particularités personnelles, exprimer sa personnalité ?).
Ces adolescents communiquent entre eux dans un nouveau langage, qui remet en question l’écriture conventionnelle et constitue un univers opaque pour celui qui ne le connaît pas. C’est l’écriture à vif, dit Angélique Gozlan, différente du classique journal intime, en ce qu’il est immédiat : immédiatement posté, lu, commenté. C’est toujours une écriture adressée à l’autre, lieu de partage et, contrairement aux idées reçues, un possible lieu de subjectivation. Facebook ouvre des possibilités insoupçonnées, et de toute façon incontournables, qui ne concernent pas que les adolescents.
Voici un livre que tous les psychanalystes devraient lire.
[1] Enjeux psychiques des réseaux sociaux chez les adolescents: une métapsychologie de la virtualescence, thèse de doctorat soutenue le 20 décembre 2013, Université Paris 7 Diderot