Si le thème du vieillissement est une préoccupation majeure et grandissante dans nos sociétés pour des raisons démographiques évidentes et s’il donne lieu à de nombreux ouvrages, celui-ci se démarque du lot par une qualité particulière qui est son approche authentiquement psychanalytique. Ou pour mieux dire, l’auteur, François Villa, psychanalyste, membre de l’Association psychanalytique de France, professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’UFR Sciences Humaines Cliniques de l’Université Denis Diderot, propose un véritable modèle métapsychologique du vieillissement, ce qui est une entreprise nouvelle et rare.
Le livre rassemble un certain nombre d’articles et de conférences que l’auteur a publiés au fil des années. Ce type d’ouvrage pêche souvent par un manque de cohérence et une dispersion du propos, mais on y trouve néanmoins un ensemble cohérent qui donne une vue approfondie du sujet.
Le fil directeur qui rassemble l’ensemble des textes ici proposés me semble être la Pulsion, L’auteur commence par régler le vieux problème posé par Freud : l’âge serait une contre-indication au travail psychanalytique. Cherchant à cette question d’autres réponses, issues de la clinique actuelle, sans jamais se mettre en position de spécialiste du vieillissement, François Villa nous introduit dans la métapsychologie.
L’auteur propose un modèle théorique qui consiste à re-visiter les concepts freudiens, avec un esprit très innovant, qui est probablement un des requis de cette clinique du vieillissement, qui met à mal bien des habitudes thérapeutiques et quelques « dogmes » … C’est peut-être le chapitre intitulé « La mort n’est pas la conséquence du vieillissement » qui est le plus exemplaire de cette démarche. Pour François Villa, prendre de l’âge n’implique pas forcément le processus inéluctable de dégénérescence irréversible, mais vieillir témoigne au contraire de la capacité de rester en vie, c’est à dire de continuer à fournir le travail psychique de liaisons pulsionnelles. La pulsion ne renonce jamais. La psyché, de par sa liaison avec le somatique, doit répondre aux exigences incessantes de travail psychique que commande la pulsion, depuis la naissance jusqu’à la mort. « La mort n’est pas la conséquence du vieillissement, mais l’arrêt du vieillissement, non son produit ». Bref, l’auteur en arrive à cette proposition: vieillir c’est ne pas mourir ; mourir c’est renoncer à vieillir. Ce renversement théorique n’est pas sans implications cliniques, ouvrant des perspectives psychothérapeutiques bien plus optimistes que celles qui ont cours habituellement, puisqu’on va s’intéresser aux processus psychiques qui rendent possible le vieillir.
Une part de la pulsion, du désordre pulsionnel qui n’a pas trouvé sa traduction psychique et exerce un pouvoir désorganisateur. La tâche de l’appareil psychique est alors, selon une belle image, le chemin de l’exil du pulsionnel de sa terre somatique d’origine vers le psychique. Ce qui amène à reconsidérer le fonctionnement psychique des différents âges de la vie, car ce n’est pas le nombre d’années qui importe mais le chemin d’exil parcouru et atteint. Ainsi après avoir montré que l’âge d’un sujet n’est pas une contre-indication, l’auteur soutient que l’âge du patient ne détermine aucune spécificité du travail psychique, même si cette idée heurte bien des représentations sociales du vieillissement et bien des préjugés du clinicien. Il s’agit surtout pour François Villa de ne pas tenir l’âge comme principe explicatif, ce qui amènerait en fait à s’orienter vers d’autres modèles de la causalité que celles de Freud qui ne conviennent évidemment pas, comme l’ont fait brillamment Georges et Sylvie Pragier dans leur ouvrage « Repenser la psychanalyse avec les sciences ».
Un des points théoriques forts de l’ouvrage, que François Villa étudie avec beaucoup de rigueur, est celui du refoulement organique, qui correspond à l’abandon ou la modification des modes de satisfaction liés à une certaine zone érogène et rappelle l’expérience vécue de l’absence d’un appareil d’exécution de l’excitation sexuelle et des conséquences de détresse qu’engendre cette réalité, ce qui amène le sujet à recourir à une aide étrangère susceptible de traiter l’excitation, qui sont des extensions narcissiques, que François Villa désigne comme des prothèses, avec lequel, pense-t-il, l’humain ne fait jamais totalement corps.
Avec cette modélisation, nous sommes proches des théories de l’intersubjectivité, ainsi que la fonction alpha de Bion, même si certains points diffèrent. La question se pose, par exemple, de la qualité de ces prothèses, qu’en langage kleinien et post-kleinien, on appellerait objets internes, et de leur degré d’intériorisation. Une autre question concernerait le statut et la qualité de cette « aide étrangère », qui a été largement traitée dans une psychanalyse plus centrée sur l’objet. Il est question aussi du conflit entre intérêt de l’espèce et intérêt narcissique, qui se déploie fortement dans le contexte contemporain.
En fin de compte, François Villa a montré que la puissance du vieillir est une puissance paradoxale puisqu’elle implique la capacité à garder en puissance nombre de nos possibles en différant la mort grâce à une très grande aptitude à remettre à plus tard certaines satisfactions, sans en être insatisfait ou détruit.
Plusieurs chapitres évoquent les difficultés des soignants dans ces cliniques du vieillissement, avec les problèmes particulièrement lourds du contre-transfert. Comment s’identifier à ces vieillards, ces mourants ? Ou plutôt quel type d’identification est mis en jeu ? Sur la fatigue qui guette le personnel des maisons de retraite, François Villa propose de ne pas s’arrêter aux pseudo-évidences, mais de la soumettre à une véritable réflexion, qui y verrait l’effet d’une suspension des investissements, face à la perception irréductible de l’altérité de l’autre.
On aurait aimé que François Ville illustre ses propos avec quelques cas cliniques, qui auraient permis d’éclairer le lecteur qui se sent par moments quelque peu débordé par le très haut niveau théorique de l’auteur. Néanmoins, les théorisations de François Villa sont articulées à des expériences cliniques, les années passées en gériatrie et oncologie pédiatrique, qui confèrent à cet ouvrage une tonalité profondément humaniste où le fil directeur est un questionnement existentiel sur ce qui nous fait être en vie, ce qui nous empêche de mourir et ce qui nous amène en fin de compte à consentir ou à chercher à mourir.