En 1946, dans une conférence faite à la Société psychanalytique de San Francisco – qui ne fut publiée, en allemand, qu’en 1952 dans Psyche —, Theodor Adorno, le philosophe critique de l’école de Francfort, prend position en faveur d’une « psychanalyse radicale » contre les « révisionnistes néo-freudiens » que sont à ses yeux Karen Horney et Erich Fromm, tenant d’une sorte de culturalisme psychanalytique. Ce que dénonce Adorno, avec virulence, c’est une sociologisation de la psychanalyse, au détriment des mécanismes inconscients, mais aussi une conception biographique comme celle de Laforgue, qui envisage Baudelaire sous le seul angle d’un névrosé qui n’a pu dénouer son lien à sa mère. La psychanalyse retombe dans « les platitudes d’un Adler » lorsqu’elle remplace la dynamique freudienne fondée sur le principe de plaisir par une simple psychologie du moi. La pensée réduite à l’anodin qui se formule au niveau d’un courrier des lecteurs n’est pas tolérable pour qui tente de comprendre les rapports entre l’individu et la société après Auschwitz. Adorno pouvait sembler acerbe envers la psychanalyse ; or c’est la grandeur de Freud qu’il veut rétablir, contre ceux qui pactisent avec le bon sens, et confirment les préjugés sociaux.
L’exposé critique les thèses de K. Horney, qui veut dépasser les limites d’une psychologie des pulsions et d’une psychologie génétique, liquidant la théorie de la libido au profit des besoins émotionnels. Or, ce refus de la théorie des pulsions aboutit à la dénégation de la répression culturelle des pulsions libidinales et des pulsions de destruction avec ses effets dans la formation de refoulements, de sentiments de culpabilité et de bseoins d’autopunition. « Comme si, en perçant à jour le caractère inéluctable des conflits culturels, en somme la dialectique du progrès, Freud n’avait pas mis en lumière une plus large part de l’essence de l’histoire que l’invocation hâtive des facteurs liés au milieu. »
La grandeur de Freud « comme celle de tous les penseurs bourgeois radicaux » tient à ce qu’il laisse le contradictions non résolues et « dédaigne d’affirmer une harmonie stystématique quand la chose elle-même est déchirée ». La position culturaliste n’est pas tant une déviation hérétique par rapport aux thèses de Freud qu’un commode lissage de ses contradictions. Pour Adorno, au lieu d’un abatardissement sociologisant, la psychanalyse doit accorder tout son prix à la discussion de fond sur le problème méthodologique de sa relation avec la théorie de la société – invitation à un travail épistémologique exigeant qui plus de soixante ans plus tard reste d’actualité…
Jacques Le Rider, germaniste et historien, commente avec rigueur cette prise de position d’Adorno « allié incommode de la psychanalyse freudienne ». Freud est pensé par Adorno sur le modèle de sa Théorie esthétique, et en cohérence avec ses interprétations de Kafka et de Beckett : l’œuvre dit la vérité sur le monde lorsqu’elle manifeste l’absence de sens. L’expérience du négatif dans l’œuvre d’art est seule capable de faire pressentir un sens qui, dans le présent, n’est pas encore formulable ni représentable. Freud fait ainsi voir la violence sociale et la souffrance du sujet sans proposer de modèle de réconciliation. Sans rationalisation, la culture peut redevenir non plus une instance répressive mais la réalisation de la liberté subjective, sans résignation, au cœur même des contraintes supportées et reconnues.