Quelle preuve le patient me donne-t-il, quelle preuve ai-je cru voir, pour fonder mon interprétation ? Si le patient affirme : “c’est vrai”, je peux le croire, mais je ne sais pas pour autant pourquoi c’était vrai, ou pourquoi il pense que c’était vrai. Comment former une interprétation, comment la communiquer au patient ?
Rassemblés par Francesca Bion, les articles de ce recueil sont écrits entre 1976 et 1979 et appartiennent donc à la dernière période de l’œuvre de Bion. Comment observer et comprendre une « turbulence émotionnelle » ? Les analystes doivent se remémorer les périodes de remous psychiques qui ont suscité en eux-mêmes de la turbulence, et se souvenir que c’est la turbulence qui est latente dans la latence. Les décisions réactivent les turbulences des grandes étapes de la vie, et pourtant, il faut pouvoir choisir. Clivages fonctionnels, force de la curiosité, impuissance de l’autorité sont revus à la lumière de cette notion de turbulence. Face à une découverte ou à une idée nouvelle-née, il est deux possibilités : l’idéaliser ou l’enterrer. Echapper à la connaissance de soi est facile et peut être très violent : c’est un auto-assassinat. Mais l’assassin, ou la société, sont envahis par la culture qu’ils veulent détruire.
Le second article insiste sur la césure comme source du penser, en commentant une citation de Freud sur la continuité entre la vie intra-utérine et la toute première enfance. Entre continuité et discontinuité, Bion plaide pour l’existence chez le fœtus non seulement d’éprouvés, indiscutables, mais d’une proto-pensée. Plus tard, l’individu fait tout pour nier ce lien avec une préhistoire qui cependant reste active tout au long de notre existence.
Troisième article de cette très féconde année 1976, La preuve interroge les fondements de l’interprétation. Mais toujours sous la forme à la fois énigmatique et élémentaire qui permet les interrogations radicales et soumet le lecteur au climat même de l’analyse : le problème est qu’il vaille la peine, pour le patient, de revenir à la séance suivante. La forme Y qui surgit dans l’esprit de Bion à l’écoute d’un patient est-elle pertinente en ce qui le concerne ? Que devons-nous dire, et comment ? Il importe que chaque analyste forge son propre langage, un langage qu’il sait utiliser et dont il mesure la valeur, pour éviter la fausse monnaie des formulations conformistes et aseptisées. Quel langage le fœtus arrivé à terme peut-il comprendre ? Les gens viennent nous voir en plein remous intérieur, désespérés parce qu’ils pensent en général que l’on ne peut pas grand chose pour eux. On s’attend cependant à ce que nous analysions des enfants devenus grands. Peut-on faire vivre l’intuition dans un langage de concepts ? Peut-on étudier l’inconnu, qui se manifeste dans des choses souvent imperceptibles et pourtant destructrices ? Peut-on parler au soma d’une façon que la psychose soit capable de comprendre, ou vice-versa ? Si la peur intense et la haine de soi filtrent dans des conduites hautement structurées, quel langage peut les atteindre ? Telles sont les zones où il nous faut pénétrer.
Des thèmes très proches sont repris en 1979, dans Contre mauvaise fortune, bon cœur. Quand deux personnes se rencontrent, une tempête émotionnelle se lève. Mais une fois qu’elles se sont rencontrées, et que cette tempête a eu lieu, patient et analyste peuvent décider de faire contre mauvaise fortune bon cœur, en espérant qu’il en sortira un bénéfice pour chacun d’eux. Le patient peut provoquer des émotions intenses chez l’analyste, l’empêchant de paraître bienveillant ou toujours calme et lucide. Car jouer un rôle ne peut convenir et oser appréhender les faits de l’univers dans lequel nous existons exige du courage. Interpréter vise à permettre de sentir en même temps que de penser, c’est-à-dire de Penser. Mais les psychanalystes étudieront-ils l’esprit vivant ? Ou l’autorité de Freud sera-t-elle utilisée comme une force de dissuasion, comme une digue contre les chercheurs et l’incongru de leur audace ?
Dans une postface intitulée Bion épistémologue, Pierre-Henri Castel s’efforce de se faire le passeur de cette œuvre difficile et de ses enjeux pour la psychanalyse.