Une parole affectée et vivante, comment se construit-elle ? Comment s’instaure-t-elle ? Décrire son cheminement à partir des premières ébauches de symbolisation, tel est le projet de Laurent Danon-Boileau dans ce livre. Partant des achoppements de la symbolisation primaire, au premier rang desquels se situe la clinique de l’autisme que l’auteur connaît bien, il en arrive, passant par la question du récit en analyse à s’interroger sur les différentes formes de l’interprétation en séance. La position de Danon-Boileau, à la fois psychanalyste et linguiste, donne à son travail une coloration particulière qui décentre légèrement les habitudes qui sont les nôtres pour penser ces questions.
Tenu par un louable souci didactique, le livre est d’un abord aisé ; chaque partie peut être lue pour elle-même. Une première partie traite de la prise du langage au corps, ce que Danon-Boileau appelle joliment « avoir l’affect sur le bout de la langue ». Avec la symbolisation primaire, en effet, s’organise une pensée en marge du langage, caractérisée par le déplacement sur le corps propre des mouvements et affects liés à l’objet, de sorte qu’ une partie du corps de l’enfant en vienne à valoir pour l’objet. C’est pourquoi, selon l’auteur, dans l’autisme, l’accès au signe et au symbole ne se trouve pas barré pour autant. En revanche, les symboles s’y trouvent irrémédiablement liés au corps par les sensations, empêchant ainsi toute décontextualisation ; laquelle permettrait de faire circuler les signifiants dans le langage et de les articuler entre eux.
Par la variation, la répétition et le jeu, la symbolisation s’étoffe, s’organise en « formats » auxquels se rattachent des traces d’échanges affectivo-verbaux avec l’entourage et qui vont peu à peu organiser la symbolisation secondaire à partir de ce matériau. L’auteur précise cependant que la symbolisation secondaire peut s’être constituée malgré une symbolisation primaire défaillante. L’une ne suppose pas forcément l’autre. Dans ces cas, cependant, la parole reste détachée des éprouvés corporels et comme désaffectée. C’est ainsi qu’elle peut prendre cette forme mécanisée bien connue dans l’autisme et qui ne permet pas un échange affectif vrai. En passer par le symbolique suppose d’accepter que quelque chose soit perdu dans cette opération. Certains sujets, précisément, ne peuvent être assurés que leur pensée aura suffisamment d’effet sur ce qu’ils ressentent pour s’autoriser à risquer cette perte. Le travail de symbolisation est donc fragile, comme le suggère l’auteur.
C’est tout l’intérêt de l’émergence de la narrativité dans la cure ; ce processus par lequel une histoire se construit peu à peu entre l’analyste et son patient et qui permet que le sujet s’approprie dans son propre langage les représentations d’un autre. Danon-Boileau refuse comme trop simpliste l’opposition classique entre discours narratif et discours poétique. Si ce dernier s’appuie sur ce que Freud a appelé les « mots primitifs », ces mots à valences opposées (« sacré » par exemple, qui contient l’idée de la vénération en même temps que celle du tabou), l’auteur propose de situer la narrativité à la « pliure » entre le fonctionnement en association libre, et un discours bien structuré et secondarisé.
On peut situer sans doute à la jonction de ces différents processus la forme linguistique particulière qu’est l’insulte. Pour Danon-Boileau, cette forme ne s’appuie pas sur la métaphore. L’excès d’affect qui la caractérise, se sert dans le monde des objets qui entoure le sujet pour asséner une formule dont l’efficacité tient précisément à ce que, du fait de cet emprunt « insensé » au monde des objets, il crée chez le destinataire une sidération, une faillite de la mise en représentation : « Toi, lampe ! » jette à son père tel enfant (l’homme aux loups) en colère ; l’intention l’emporte sur le sens.
Dans une dernière partie consacrée à l’interprétation, l’auteur relève et oppose deux formes de l’interprétation qu’il appelle « canoniques ». Selon lui, dans l’une le « peut être vous… moi » l’interprétation de transfert prend place dans une tentative de transitionnalisation de la séance en faisant de ses contenus un objet commun d’observation entre le patient et l’analyste. Dans l’autre forme, l’analyste reprend une formulation du patient sous la forme d’un verbe à l’infinitif suivi d’un invariant et enfin de la formule interprétative proprement dite : « Arrêter l’analyse …pour/comme si… me… etc. ». Là encore le passage par l’infinitif, viserait à faire de la locution du patient l’objet d’une attention commune. A ces deux formes, il oppose l’interprétation analogique (rapprocher des bribes de discours et les relier dans un unique) et surtout l’interprétation portant sur la qualité de l’événement vécu ; la manière dont le patient est affecté dans le cours de la séance. Selon lui, cette dernière forme serait celle qui permet le mieux au patient de s’identifier au fonctionnement psychique de l’analyste.