Un psychanalyste, Jacques Ascher, et un médecin hématologiste, Jean-Pierre Jouet, posent un ensemble de questions auxquelles ils ont été confrontés par la pratique d’allogreffes de moelle osseuse qui relèvent d’une approche médicale, lourde et très sophistiquée sur les plans technique et scientifique.
Leur réflexion porte sur un « travail sous le regard de la mort », sur le don, la dette, le dégagement de la créance entre donneur et receveur, sur les problèmes identitaires et éthiques qu’une telle intervention implique, sur la place du corps érogène dans son articulation au « corps médical » somatique, sur la signification et la mise en jeu causées par la maladie cancéreuse elle-même, « maladie du nourrisson dans l’adulte » qui consiste en une attaque très précoce des liens avec réactivations de clivages psychosomatiques.
Une transplantation consiste en l’introduction d’un élément étranger dans la machine corporelle défaillante ; elle permet d’envisager la poursuite de la vie, là où la mort, sans cela, serait assurée.
L’idée d’un corps qui soit une unité homogène relève de plus en plus d’un « leurre narcissique et la consistance identitaire, d’une illusion ». Cette conception s’apparente à celle de l’identité psychique proposée par Michel de M’Uzan qui a avancé les notions de spectre d’identité et de chimère psychologique.
Davantage que la greffe d’organe, celle de cellules souches hématopoïétiques, problématise ce qui a trait à l’identité et à la continuité de l’être ; ceci s’explique par le fait que la greffe de moelle osseuse nécessite l’introjection, s’appuyant sur des fantasmes d’incorporation, d’une entité « fluide », « miscible », venant d’un donneur dans l’organisme d’un malade qui est confronté à des régressions massives qui réactivent la césure engrammée de l’Hilflösigkeit. Il s’agit de la greffe « d’un tissu ubiquitaire informe tendant à diffuser partout, pouvant empiéter sur l’identité du receveur », d’une greffe susceptible d’entraîner des changements au plus profond de l’individu. Une « chimère biologique » se constitue. Le problème est celui de l’identité avec de l’autre en soi, au niveau corporel et au niveau psychique. Le sentiment d’identité n’est jamais un acquis définitif, ni au niveau corporel, ni au niveau psychique.
Mais, les cellules immuno-compétentes greffées peuvent attaquer l’hôte et le transformer en écorché vif avant de le tuer ; l’intolérance n’est plus « celle de l’autre par soi, mais celle de soi par l’autre en soi », c’est la réaction du greffon contre l’hôte. L’hôte devient l’intrus.
Inversement, dans les cas favorables, ces mêmes cellules, en plus de leur action substitutive, peuvent avoir un effet bénéfique, « l’effet allogènique », qui permet d’envisager de réaliser des « greffes avec conditionnements non myélo-ablatifs, ou allégées », grâce à l’immunothérapie anti-tumorale ou thérapie cellulaire.
De nombreuses questions éthiques sont liées au choix du donneur et à la possibilité de recours à des « enfants-médicaments », des enfants « pour la greffe », ce qui ouvre le débat vers ce que pourrait offrir la médecine, une médecine sans l’humain : vers l’éventualité imminente d’une greffe sans donneur certes, mais aussi vers l’idée, la possibilité de la création d’humain sans humain, ce contre quoi les auteurs s’élèvent ; il ne pourrait y avoir d’humain sans altérité.
La traversée d’une expérience limite où l’intervention n’est nullement assurée de sauver la vie du patient est susceptible d’éveiller des processus de désubjectivation et rend irremplaçable la présence d’un psychanalyste « sans divan » afin que puisse s’accomplir le « travail de la greffe » (D. Suzanne) par le patient, ainsi que l’ensemble des opérations psychiques nécessaires à « l’intériorisation du greffon en soi » et apparaître une activité psychique de représentation et de symbolisation de l’événement, en lui-même « insensé » ; le travail de l’analyste est fondamental avant et après la greffe auprès des patients et de leur entourage et aussi pour préciser la place de la médecine qui tenterait de remplacer l’humain par de la techno-bio-science.
Dans ce livre remarquable, est mis en exergue le caractère essentiel d’une collaboration de qualité entre les représentants des disciplines respectives que sont la psychanalyse et une spécialité médicale, ici l’hématologie, lors d’interventions de plus en plus complexes qu’autorisent les progrès inéluctables de la médecine.