Vivre quelque temps à la Clinique psychiatrique de La Borde sans vous y rendre, voilà ce que rend possible la lecture de cet ouvrage écrit avec une grande sensibilité. L’auteur, monitrice à La Borde, nous introduit dans le château des chercheurs de sens et nous transmet par touches impressionnistes son expérience de vie dans la proximité de la folie. Quand on arrive dans ces lieux, impossible d’échapper dit-elle au « Dites d’abord qui vous êtes. » Sa réponse à elle a été : « je suis là ». Et effectivement elle est là avec les patients, parmi eux, dans ce réseau de travail invisible « qui justement vous rend visible, vous donne du corps, de la présence » et qu’elle réussit à nous rendre présent à nous aussi.
Nous entrons dans les pièces vivantes dans lesquelles se déploient des activités hautes en couleur : le club thérapeutique décrit « comme une machinerie à la Tinguely », le Kalo salon de beauté, le tabac ; nous traversons le parc attentifs à ce qu’exprime un patient assis là près du tilleul. Nous entrons dans la salle à manger, écoutons, ressentons, participons à la cuisine, à la vaisselle, humons les odeurs. Nous nous asseyons au bar, cueillons du tilleul, buvons la tisane du soir. Nous sommes aussi de la préparation des fêtes, de l’excitation créative d’une pièce de théâtre, de la coupe des costumes. Et aussi, la mort, la nuit, les cris, l’attention à l’autre pour le rendre, même seulement un instant, désirant « ou seulement un peu présent ».
Etre vraiment là, dit-elle, avec « ces galériens de l’impossible enchaînés à leur recherche de l’informulable » dont elle cisèle quelques portraits.
Elle ne formulera pas de concepts savants concernant la psychothérapie institutionnelle qui « se déploie dans l’invisible». Elle préfère tisser l’hétérogène car, dit-elle à la fin de son livre, « c’est l’hétérogénéité qui aidera à la distinction : le mélange des genres, des origines, des formations, des symptômes, des comportements, des maladies. Aussi bien du côté des patients que du côté du personnel », car la Clinique, société à part entière, est organisée, écrit-elle en citant son médecin-directeur, Jean Oury « de sorte que chacun soit concerné dans sa singularité /…/ parce que ce qui compte pour quelqu’un, qu’on soit fou ou pas fou, c’est qu’on puisse se distinguer des autres /…/ pas par un narcissisme exacerbé, mais simplement avoir la possibilité de se délimiter, de se reconnaître… ».
C’est bien cette expérience là que nous fait partager Anne-Marie Norgeu.