L’œuvre de Joseph Conrad, qui refuse d’être réduit à un écrivain de la mer (malgré la puissance de ses récits de marine et sa technicité en ce domaine), est un monde immense. André Green choisit de commenter les récits qui ont trait à son premier et unique commandement dans la marine marchande, qu’ils soient explicitement autobiographiques ou présentés comme une fiction. Le psychanalyste nous entraîne à la suite de Joseph Conrad « dans cette autre mer qui est l’écriture » (J. L. Borges, cité en exergue), effaçant délibérément derrière l’hommage à l’écrivain les concepts psychanalytiques qui sous-tendent sa lecture. Il en résulte un livre prenant, dépouillé, rigoureux. Il répond à la réserve de l’auteur qu’il commente, car Conrad « ne veut pas aller au fond des choses », mais « considérer la réalité comme une chose rude et rugueuse » sur laquelle il promène ses doigts (lettre de Conrad citée également en exergue), ce qui suscite des récits forts et retenus qui disent la passion et le mystère de vies humaines confrontées à la force et à la contrainte de l’existence.
Intitulé « La dette », le premier chapitre est une présentation biographique de Joseph Conrad, problématisée par l’hypothèse qu’il lui a fallu, pour s’autoriser à devenir écrivain, payer une dette symbolique pour surmonter sa culpabilité envers la mère qu’il n’a pu sauver. En effet, le petit Conrad – Jozef Korzeniowski –, orphelin de mère à huit ans, a connu une enfance dramatique. Dès quinze ans, le jeune Conrad est passionné par la mer, lieu d’affrontement des dangers et de soi-même. Dans cet engagement radical, il peut racheter la faute du père et faire l’expérience de lui-même. Lors de son premier et unique commandement sur le voilier Otago, il vit une descente aux enfers dans laquelle il s’agit moins de diriger que de subir : absence de vent, climat délétère, maladie de l’équipage sans les médicaments nécessaires, climat de superstition délirante suscité par son second qui croit à une malédiction. Ce premier commandement a lieu en 1888 ; Conrad le raconte, tout en le fantasmant, dans « La ligne d’ombre » en 1915-1916, à l’intention de son fils Borys qui part pour la guerre. Peu après les faits, Conrad démissionne de la marine, mais effectue encore quelques voyages jusqu’en 1893.
« La ligne d’ombre » renvoie à la ligne projetée par le soleil sur la flèche du cadran solaire ; ce titre remplace celui qui était initialement prévu, « Le premier commandement », afin de souligner le passage d’une ligne, d’un seuil, entre jeunesse et maturité. D’autres nouvelles de Conrad traitent du même thème : « Falk : un souvenir » (1901), « Le compagnon secret » (1910), ainsi que « Jeunesse » (1891) et « Un sourire de la fortune » (1910). L’ouvrage d’André Green les commente systématiquement, soulignant la valence autobiographique des récits de fiction, et la force fantasmatique des textes autobiographiques. La ligne d’ombre décrit la fin de la légèreté, l’appel de la responsabilité. C’est par la sensorialité que Conrad atteint son lecteur pour lui parler de la ligne d’ombre, de la frontière vitale qu’il lui a fallu franchir – celle que son second, Burns évite au prix de la superstition puis de la folie, tandis que Ransome, le cuisinier malade du cœur, assume courageusement et discrètement sa tâche, et plus que sa tâche, ainsi qu’un rôle de double plus expériementé mais plus effacé qui soutient le courage du commandant. « La ligne d’ombre » est aussi un adieu à la marine, une fois le devoir accompli. Le premier commandement est une aventure unique. Après avoir montré qu’il peut être un commandant compétent et efficace, Conrad peut bientôt quitter la marine.
À l’évidence, c’est aussi l’éthique de Conrad, dans sa passion et sa mesure, qui a retenu l’attention et la passion du psychanalyste André Green. Cette visite guidée généreuse suscite de la reconnaissance et un grand plaisir qui nous donne des clés décisives pour entrer dans l’univers littéraire et moral de Conrad.