Jessica Benjamin est une psychanalyste américaine, féministe, enseignante à l’Université de New York, très réputée outre Atlantique, mais peu connue des lecteurs français qui peuvent donc prendre connaissance de ses travaux avec cette traduction. Cette lecture nous introduit à une psychanalyse américaine qui se situe dans le courant de l’intersubjectivité et des gender studies. L’ouvrage ouvre des perspectives sur des avancées post-freudiennes qui peuvent surprendre le psychanalyste français, mais qui montrent comment la psychanalyse peut s’inscrire dans la post-modernité, avec une approche que je qualifierai de post-bionnienne, même si Jessica Benjamin cite peu Bion, se référant plutôt à Winnicott.
Dans l’introduction, l’auteure situe la psychanalyse « relationnelle » américaine par rapport à la psychanalyse européenne centrée sur la pulsion, sans vouloir les opposer comme on le fait habituellement, se disant « attirée par les deux en dépit de ma conscience du fait que chacune exclut quelque chose chez l’autre qui m’a semblé plausible, ou intuitivement juste ». Elle prône donc la « non-exclusivité des modèles psychanalytiques intrapsychique et intersubjectif de l’esprit », qu’elle cherche à articuler. C’est le fondement de tous les travaux théoriques et cliniques de Jessica Benjamin, comme le résume Régine Waintrater dans sa Préface très éclairante. « La critique féministe de la rationalité s’allie ici à la vision intersubjective du monde pour proposer un modèle où la pensée binaire de la complémentarité et des contraires ferait place à la reconnaissance mutuelle donnant ainsi naissance à de nouvelles configurations relationnelles et intrapsychiques. »
S’appuyant sur Foucault et les gender studies, cette position conduit Jessica Benjamin à renégocier les catégories oppositionnelles, en particulier celles du sexe, et à élaborer une théorie des identifications, car pour Jessica Benjamin amour d’objet et narcissisme se combinent dans l’amour identificatoire, qui subvertit la complémentarité oedipienne.
Fairbairn, Winnicott, Kohut, Thomas Ogden, Daniel Stern, Lacan, Stoller et bien sûr Judith Butler sont les auteurs, très divers, qui accompagnent le parcours de Jessica Benjamin, qui consiste essentiellement en une reformulation et une avancée de la psychanalyse à partir des apports des gender studies, portant surtout sur la différence sexuelle. Mettant en cause la conception naturaliste de Freud, elle étudie la constitution du genre, en réfléchissant à « la mêmeté et la différence », postulant que le choix hétérosexuel n’est pas une évidence, et faisant une large part au choix homosexuel, ce qui interpelle la théorie psychanalytique, et peut ressembler à une position militante plus qu’une position analytique. En effet, le reproche qu’on peut faire à ce livre, c’est le peu de cas cliniques. Jessica Benjamin est une brillante théoricienne, mais on aurait aimé plus entendre la clinicienne. Il y a peu d’exposés de cas témoignant de la clinique dont ils sont issus. Du coup, ses idées paraissent parfois assez idéologiques, faute d’avoir été mises à l’épreuve de la clinique. Néanmoins, l’auteure innove la pensée psychanalytique sur les questions père/mère et masculin/féminin en remettant en question l’évidence des identifications.
Le chapitre consacré à « La mère toute puissante » donne à voir une imago maternelle très menaçante, à laquelle il semble en effet difficile de s’identifier.
De même, dans le chapitre intitulé « Père et fille, l’identification à la différence : une contribution à l’hétérodoxie du genre », Jessica Benjamin, avançant sur les théories freudiennes si controversées sur le féminin, veut « porter sa réflexion vers des territoires encore inexplorés » et proposer « une nouvelle analyse développementale de l’envie du pénis ». Elle postule que l’intérêt préoedipien de la fille pour son père n’est pas hétérosexuel, comme on le pense, mais un désir homoérotique, ce qui l’amène à cette constatation surprenante, que l’amour est avant tout homosexuel, l’attirance pour l’autre sexe semblant une construction secondaire, pour les deux sexes, On ne peut manquer d’y voir une position militante qui va déterminer les observations cliniques. Pour le cas d’Anna Freud, analysée comme on sait par son père et ayant une orientation homosexuelle, Jessica Benjamin évoque une « insoumission face au contrôle exercé par sa mère » et le désir d’être « le fils de son père ». Pour conclure que « l’issue fut heureuse » puisque le texte d’Anna fut accepté, et proposer une interprétation nouvelle et originale de cet épisode encore assez tabou de la psychanalyse. « Est-il possible que cette solution, l’acceptation par Freud de Anna comme son « fils », aida cette dernière à résoudre sa lutte avec la forme masochiste, sexuelle, de ce fantasme ? »
C’est l’avant-dernier chapitre, « Quel ange m’entendrait ? L’érotique du transfert » qui me paraît le plus intéressant parce qu’il montre comment ces idées innovantes se traduisent dans les situations cliniques avec la notion de transfert érotique, en référence à l’ange de Rilke. Partant de l’idée que la psychanalyse contemporaine reconnaît l’importance du contre-transfert et qu’elle a séparé la figure de l’analyste de la figure du père, et donc du savoir et du pouvoir (« La pénétration phallique n’est pas la métaphore inquestionnée du savoir »), Jessica Benjamin dégage un transfert érotique paternel qui « fait plus référence au père préoedipien dyadique de l’amour identificatoire et de l’idéal du moi qu’au père hétérosexuel romantiquement conçu, présumé dans le scénario du médecin mâle et de l’hystérique femelle ».
Tandis que le transfert maternel se situerait du côté de la contenance, du dialogue préverbal et d’un espace intersubjectif, qui est la condition même de la créativité psychanalytique.