Cette étude très riche et très précise dans ses références et ses argumentations articule les concepts de honte, de culpabilité et de traumatisme. Les problématiques de la honte sont largement explorées dans la clinique psychanalytique (Mannoni, De Gaulejac, Janin) en un chantier encore ouvert, qu’il faut articuler avec la compréhension plus classique de la culpabilité, ce qui ouvre de nouvelles perspectives dans la compréhension du traumatisme. Tout au long du livre, de multiples observations cliniques, souvent brèves mais très explicites, rendent claires et concrètes les thèses soutenues et les différenciations proposées.
Après ces repérages, l’ouvrage étudie les sources de la honte et de la culpabilité, notamment chez le bébé et en lien avec l’émergence du non, en insistant non seulement sur les liens entre honte et analité, mais sur les rapports entre honte et effondrement, et sur la nudité, physique et psychique, aux sources de la honte. Puis ce sont les formes, conscientes et inconscientes, de honte et de culpabilité qui sont évoquées. Les auteurs distinguent clairement entre la honte signal d’alarme et la honte éprouvée, mais posent aussi une honte non ressentie, la honte d’être, éprouvée par les tiers qui observent. Quant à la honte originaire, elle est organisatrice de l’humanisation. Si l’on peut également distinguer entre culpabilité signal d’alarme et culpabilité éprouvée, la honte et la culpabilité primaires coexistent en un affect mêlé.
Les destins de la honte et de la culpabilité comportent le refoulement mais aussi « l’enfouissement » en cas d’échec du refoulement, la transformation en son contraire ou retournement-exhibition, et le retournement projectif (identification projective). Au cours de ces processus, la culpabilité vise à l’intégration des expériences traumatiques, tandis que la honte est gardienne de jouissances secrètes. Elle peut également être au service d’une transmission cachée de la culpabilité. Le travail de la culpabilité et de la honte peut aussi prendre appui sur l’analité pour favoriser des processus créateurs. Le partage d’affect est une possibilité de transformation intime de la honte et de la culpabilité, à l’œuvre dans le soin psychique, permettant la co-construction et la mise en place de la tiercéité. Les auteurs examinent les obstacles au soin, notamment les éprouvés de honte chez le thérapeute et les indices de honte et de culpabilité non éprouvées, ainsi que les conditions de possibilité du soin, c’est-à-dire les rythmes, la dissymétrie, la réserve et le mode d’implication.
Consacrée aux cliniques de la honte et de la culpabilité, une troisième partie s’ouvre par des études littéraires sur la honte : Céline (avec le personnage de Clémence Arlon, dans Féerie pour une autre fois, 1952), Camus, (Le Premier Homme) et le livre de Job, interprété sous l’angle de l’omnipotence servant de « pare-honte ». Un chapitre « Honte et cancer » est consacré aux formes de honte engendrées par le corps malade, chez les patients et leurs proches, mais aussi chez les soignants ; un autre montre les formes de honte et de culpabilité que suscite le handicap, développe la notion d’un travail de la honte et étudie les défenses par la grandiosité et la position tyrannique. Enfin, l’inceste et l’incestualité suscitent des formes spécifiques d’éprouvés honteux et de sentiments de culpabilité. Les auteurs montrent en même temps comment le traumatisme périnatal peut alimenter la potentialité incestuelle, parfois mise en œuvre dans une tentative de réparation des liens. Les fantasmes de transmission y sont particulièrement sollicités. L’inceste agi s’accompagne d’une disqualification psychique de la victime qui accroit les effets de culpabilité et de honte et provoque une « détransitionnalisation » des fantasmes organisateurs de la psyché.
Toujours attentifs aux positions contre-transférentielles et aux effets sur les soignants de la clinique qu’ils décrivent, les auteurs terminent l’ouvrage par un chapitre consacré aux mouvements de la honte et de la culpabilité dans les équipes soignantes, en soulignant la violence du soin psychique, les effets de sidération et d’impuissance, liés respectivement à la honte et à la culpabilité, ainsi que les risques de gel des affects ou de rétorsion. Outre une riche bibliographie, l’index contribue à faire de cet ouvrage un outil de travail remarquable.