Hommage à Pierre Fédida, ce livre est un parcours à travers son œuvre. Sa pensée de l’absence produit une « théorie du souffle insdistinct de l’image » qui explore les rapports entre corps, parole, souffle, image, qui s’interroge ainsi sur la respiration du temps dans l’image et découvre les affinités paradoxales de l’air et de la pierre, de la danse et de la sépulture, de l’art et de la généalogie.
La plus juste parole n’est pas celle qui dit toujours la vérité, ni même celle du « mi-dire », mais celle qui accentue ; celle qui éclaire, fugitivement, lacunairement, en donnant de l’air et du geste, puis laisse sa place nécessaire à l’ombre, au fond qui se retourne, à l’indécision de l’être. C’est une pratique de souffle, une respiration. « Accentuer les mots pour faire danser les manques et leur donner puissance, consistance de milieu en mouvement. Accentuer les manques pour faire danser les mots et leur donner puissance, consistance de corps en mouvement. » Pierre Fédida avait ce grand art, psychanalytique, philosophique, poétique, d’accentuer la vérité à laquelle il se voua. Ses textes semblent difficiles parce qu’ils laissent longtemps dans l’ouvert et l’errance de la question non résolue. Mais ils se révèlent décisifs lorsque le coup est frappé, la lueur émise, l’accentuation des temps de la phrase posée dans sa douceur et son tranchant. De sa difficulté respiratoire même, il tira une connaissance fondamentale, un art de la parole et de l’écoute. Son projet psychopathologique se réclamait explicitement d’une tradition tragique. L’air, milieu par excellence du figurable, mouvement atmosphérique et fluide de l’inconscient, est construit comme paradigme d’une poétique singulière où puisse advenir le présent réminiscent qui ressent la caresse impalpable et pourtant bien actuelle d’un souffle, de ce vent issu du passé anachronique. Le souffle n’est pas suspens du sens mais condition du dire.
Binswanger, dont Fédida est avec M. Foucault et H. Maldiney un des meilleurs connaisseurs, n’est pas tant pour lui un maître que celui qui introduit à l’impossibilité de conclure et au refus de clore la psychanalyse sur elle-même. Entre psychanalyse et philosophie, aucune des deux ne saurait « conclure » l’autre, l’achever, la dépasser. Pas plus que structuralisme et phénoménologie ne peuvent s’exclure en refusant l’autre jusqu’au bout. L’intervalle, chez Pierre Fédida – permettant de penser le symptôme, c’est-à-dire aussi les liens du corps à la parole –, est à double entente : structurale comme « entre », phénoménologique comme « antre » (espace organique penséé selon le paradigme hypocondriaque). De même « l’objeu », emprunté à la poésie de Francis Ponge permet de penser la temporalité du dispositif analytique, sa métamorphose même, sa plasticité faite de symptômes, d’événements, de singularités. Le jeu, qui suppose le geste, éclaire le deuil, abattement du geste. La chorégraphie du deuil vécu suscite une forme à donner et un temps à prendre, matière à métamorphoses de l’image-deuil en une image que traverse le désir. Le mouvement est ce qui prendra forme. Le travail de Pierre Fédida s’oriente ainsi dans deux directions complémentaires : l’image-souffle et l’obstacle, l’image-pierre, comprise dans les deux cas à partir de son négatif, sa « désimagination », sa capacité à ruiner la représentation et le déjà-là de la pensée non pensée.
La force de l’écriture et de l’amitié de Georges Didi-Huberman suscitent une lecture de l’œuvre qui en est une interprétation au sens le plus fort et le plus créateur du terme, dans une fidélité rigoureuse et une intelligence extrême du mouvement qui la crée. Le livre lui-même est une œuvre d’art, d’une impressionnante densité de pensée.