Une excellente synthèse des relations de Freud avec le Mouvement de Pédagogie psychanalytique, historiquement précise et conceptuellement très élaborée, nous est proposée par Danielle Milhaud-Cappe, professeur de philosophie politique et morale à Paris 1-Tolbiac et membre de l’Association internationale d’histoire de la psychanalyse. Elle condense une thèse de doctorat, Education et guérison selon Freud, soutenue en 1999 à l’université Paris IV.
L’ouvrage s’organise autour du portrait et des idées de trois hommes : August Aichhorn (1878-1949), thérapeute viennois qui dirigea un institut de jeunes délinquants, Hans Zulliger (1893-1965), instituteur suisse auteur de La psychanalyse à l’école, et bien sûr le pasteur Pfister (1873-1956), interlocuteur privilégié de Freud, qui tente d’articuler fonctionnement psychique et visée ultime de l’existence. Le Mouvement de Pédagogie psychanalytique, activement militant dans un contexte d’ouverture et de renouvellement de la pensée éducative, s’est développé autour de Freud dès 1907, et sa mouvance mobilisa tous les analystes de l’époque, même si ce courant ne formula son identité et son nom qu’en 1926, par la fondation d’une revue. Trois pionniers (et l’auteur justifie avec clarté pour chacun l’emploi de ce terme), sous-estimés en France, ont voulu se servir de leur expérience de l’inconscient au sein de leur tâche éducative. L’un d’entre eux, Oskar Pfister, est particulièrement proche de Freud. Les deux autres ont des liens étroits d’une part avec le premier (ainsi Zulliger fut le patient de Pfister), d’autre part avec Freud par l’intermédiaire d’Anna.
Dès 1908, par sa rencontre avec le pasteur Pfister, Freud fut confronté à l’univers de l’éducation. Psychanalyse et éducation ont en commun la personne de l’enfant, mais sous des visées différentes : la clinique s’intéresse à l’enfant dans l’adulte (l’infantile), l’éducateur aux enfants actuels (l’enfantin). L’hypothèse de Danielle Milhaud-Cappe, solidement étayée, est que néanmoins psychanalyse et mouvement pédagogique se fécondèrent mutuellement, et que la confrontation de Freud aux réflexions et travaux des éducateurs contribua à son avancée vers la construction, après 1920, d’une pensée plus anthropologique explorant les relations entre psychanalyse et culture.
Cette perspective anthropologique va à contre-courant des conceptions habituelles, qui soulignent au contraire le séparatisme nécessaire et le refus de toute confusion entre psychanalyse et éducation, au point de sous-estimer l’importance des contacts entre les deux disciplines. Danielle Milhaud-Cappe, par une étude rigoureuse mais jamais pesante, récuse la position historique de Catherine Millot qui en 1979, prenant appui sur l’évolution des idées de Freud, penchait pour une évolution de l’idée d’une éducation prophylactique par la psychanalyse à des positions éducatives freudiennes beaucoup plus conservatrices une fois bien établie la distinction radicale entre clinique et pédagogie. Mais l’auteur argumente également contre l’interprétation analytique de Mireille Cifali (1982) sur le rapport freudien à l’éducation, qui comporterait un double discours, parfois compensateur (par exemple lors de la brouille avec Jung), parfois en élaboration de ses propres souvenirs et de sa relation avec Anna.
L’auteur prend en compte les tendances de la pensée éducative aux généralisations idéologiques, ainsi que les interrogations des pédagogues autour de la différence entre relation duelle et fonctionnements de groupes, étudie soigneusement les présupposés et les convictions des auteurs, souligne leurs différences tout en dégageant leurs convergences. Chez Pfister, la visée éducative et l’interprétation seulement anagogique finissent par réduire les potentialités cliniques ; chez Zulliger, le thérapeutique, appelé à être libérateur, est d’abord dominant, puis se trouve relativisé par le rapport du maître au groupe. La synthèse d’Aichhorn paraît la plus heureuse et ne récuse pas son appui sur la suggestion, en favorisant l’identification à l’éducateur. Les apparentes contradictions freudiennes trouvent alors leur place et leur sens dialectique, dans une pensée très nuancée et toujours en mouvement, où Freud se trouvait dans l’inconfortable position de ne pas être à l’initiative. L’axe anthropologique choisi par Danielle Milhaud-Cappe lui permet en effet de ne pas perdre de vue l’incidence dans la pensée freudienne des idées ainsi mises en évidence, qui, par exemple, éclairent considérablement la question des rapports et des différences entre psychanalyse et suggestion.
Selon Freud, notre intériorité se socialise par quatre processus : sublimation, surmoi, idéalisation et identification. La question de l’influence qu’eut sur l’évolution de la pensée freudienne les réflexions éducatives, la discussion de la contradiction entre le « pessismisme » du déterminisme naturaliste freudien, et l’excès d’optimisme de certains propos des praticiens de l’éducation trouvent alors leur juste évaluation. L’amorce d’une réflexion sur une éventuelle « clinique de la pédagogie », à partir des axes du narcissisme et de la maîtrise, et dans la prise en compte des illusions et désillusions constitutives, y trouve son ancrage. Ce décloisonnement de la réflexion sur l’histoire de la pensée freudienne mérite d’être travaillé et s’avère d’une grande fécondité.