« Je suis rien j’inexiste dit-il. Mon esprit est tué ». Avec ce texte court et intense, écrit dans une langue directe, au rasoir, et dont on entend les achoppements, Lydie Salvayre nous plonge dans un huis clos étouffant, celui d’un jeune homme schizophrène et de ses deux parents. Elle fait du lecteur l’observateur fasciné ou horrifié d’une situation incestueuse de laquelle il ne peut que se sentir partie prenante. Subtilement, au détour d’une situation, elle laisse percevoir combien la symptomatologie schizophrénique du fils, ses troubles du langage, ses ruptures émotionnelles, son aboulie, sont imbriquées aux projections idéalisantes, positives pour la mère, négatives pour le père ; lesquelles nourrissent en retour le délire de grandeur du fils. Délire des grandeurs dont Freud faisait la marque narcissique de la pathologie schizophrénique.
Alors que le jeune homme est la proie d’angoisses dissociatives et d’un automatisme mental effrayant, sa mère y répond par le langage de la banalité d’un quotidien absurde, tandis qu’elle s’échauffe passionnément des mésaventures sentimentales de « Cœurs brisés », le feuilleton télévisuel à l’eau de rose quelle ne manquerait pour aucun empire ! Les tourments et les affres de Bradley, Jessica et Kimberley s’entremêlent ainsi aux divagations hallucinées du fils, reprises dans le discours même de la mère à son fils. Le contraste entre ces deux textes enchainés sans transition, et qui marquent en quelque sorte l’unité psychique folle de la mère et du fils, est une des grandes réussites du livre : « Rien ne remplace l’amour d’une maman commente la mère. Et surtout pas celui de cette petite de Jessica. Casse-toi pouffiasse ! crie la mère en direction de la télé. Quelle fatigue gémit le fils. Je me sens vidé de mes forces mentales. Je me sens vidé de ma moelle et comme mangé du dedans ». L’effet d’engrènement des psychés, faisant sauter leur séparation, alimente un automatisme mental envahissant chez le fils : « Mes ennemis dit-il se sont à présent introduits par des stratagèmes infernaux au cœur de la télévision d’où ils violent ma pensée par le biais d’ondes électroniques et dissèquent ma conscience à grands coups de cutter. »
Lydie Salvayre a saisi avec une perspicacité surprenante l’économie des liens incestueux qui règlent les rapports entre les membres de cette famille affolante. Le désaveu permanent du père et de sa propre famille dans le discours de la mère est aussitôt contredit par un accord parfait des parents sur la nécessité de maintenir la vie de leur famille dans un total huis clos, retranchés du monde pour s’éviter la honte d’un fils vécu comme un « déchet sublime ». Le « double lien » et la « paradoxalité » qui enserrent les protagonistes transpirent à toutes les pages du livre.
L’auteur nous fait ainsi entrer, comme de plain-pied, dans un vécu délirant qui n’est que la transposition à peu près acceptable par la psyché du fils des conflits d’ambivalence incestueux. Lorsque la mère, lui donnant son traitement neuroleptique, avertit le fils de la prochaine consultation psychiatrique, c’est pour le mettre en garde de ne rien révéler à ce représentant d’une extériorité menaçante. Mais elle se trouve aussitôt transposée ironiquement dans le délire du fils en une revendeuse de drogue qu’il s’agirait « d’aller buter », puisque s’attache à elle dans le délire le thème incestueux : « Et c’est toi ma femme qui deale cette merde ! hurle-t-il à sa mère. C’est toi ma femme qui deale le Haldol ! » Incestualité encore, et banalisée (« La mère n’a aucun secret pour son biquet… »), dans ces confidences maternelles insupportables sur la sexualité du couple parental. La vision crue qui en résulte pour son fils (« … me voir englouti dans ta chatte à rapports me donne la nausée. ») alimente d’un mélange, étrange, d’affects incompatibles : dégoût, excitation, représentations fantasmée et partialisée du corps maternel, desquels seuls, la rupture ou le passage à l’acte violent offrent une voie de sortie.
Quelle issue en effet pour ce trio infernal ? nous en laisserons la surprise au lecteur. Il suffit de saluer la performance de l’autrice pour faire saisir l’intensité du malaise « anteoedipien » des protagonistes comme avait su si bien le faire Wolfson en son temps, dans son célèbre Le schizo et les langues et dont retrouve ici quelque chose du climat délétère.
Martin Joubert .Décembre 2021.