Par la notion d’Ego alter, Muriel Gagnebin, membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris et professeur à la Sorbonne nouvelle (Paris III), rend compte d’une expérience très particulière de l’artiste, une rencontre intime avec l’altérité en soi toujours déroutante, stupéfiante. Tout se passe comme si quelque Autre s’imposait, devant qui l’artiste ne peut que s’incliner, pour se laisser guider. Nombre de témoignages d’artistes, viennent tout au long du livre à l’appui de cette thèse. Certaines œuvres apaisent et bercent le spectateur, d’autres l’émeuvent et le bouleversent, l’éprouvent, voire suscitent une sorte de commotion et des mouvements de dépersonnalisation. Deux registres fondamentaux se dégagent ainsi du commerce avec l’Ego alter. L’introduction se place sur un plan épistémologique. Ce qui échappe à l’artiste relève d’un inconscient de l’œuvre, pensé à la fois dans le prolongement de l’objet transitionnel winnicottien et du sujet transitionnel proposé par Michel de M’Uzan qui souligne le vacillement du moi et le spectre d’identité. Tissage herméneutique, l’œuvre d’art est un modèle de la notion freudienne de construction. Créer est finalement une fatalité plus qu’une liberté. Dans le mouvement de la création, « là où était le Moi doit advenir le Ça » selon la formulation de Michel de M’Uzan. « Je ne choisis pas mes mots, ce sont eux qui m’obligent » dit une analysante-poète.
La première partie du livre rend compte de la naissance de l’Ego alter et examine le terreau de la création. Un premier chapitre est consacré à une étude de la projection (déjà publiée dans la Monographie sur les Figures de la projection – PUF, 2008, mais ici remaniée) mise en œuvre dans la production d’une œuvre d’art. Essentielle, elle sous-tend toute fécondité ; le travail de sublimation n’intervient que dans quelque après-coup toujours hasardeux. La rencontre de l’Ego alter se fait inévitablement dans la peur, la colère ou la haine. Le second chapitre, à partir du surréalisme, s’attache à l’expérience du désêtre comme achoppement propre à l’identité originaire, passage nécessaire au dégagement du génie. Particulièrement troublant, le troisième chapitre passe en revue le traitement des seins, support de projection, dans l’art contemporain.
La suite du livre propose une grande diversité d’éclairages. L’auteur dégage les multiples fonctions du rêve au cinéma, éclairage spécifique sur l’acte créateur. A propos de l’Inquiétante étrangeté, elle discute le syndrome de Stendhal, qui correspondrait à un premier temps de désintrication pulsionnelle suscitée par la contemplation, lors du contact originel avec l’œuvre. Mais s’ensuit habituellement un second temps de projections et d’identifications, qui conduisent à épouser plus ou moins profondément la poïésis de l’œuvre ; le corps de l’œuvre y devient prolongement du corps du spectateur, permettant un troisième temps restaurateur des capacités auto-érotiques voire réparateur de leurs carences. L’impression d’inquiétante étrangeté dans l’œuvre permet ainsi d’accroître la tolérance aux dépersonnalisations et aux régressions. Des réflexions sur le Journal d’Amiel marqué par la « prolifération du dire », et sur Beckett dont le solipsisme serait une plongée dans le « vital-identital » en deçà du pulsionnel sont présentées comme des éclipses de l’Ego alter, tandis que le cinéma de Théo Angelopoulos serait une évasion de l’Ego alter visant surtout l’ébranlement économique du sujet qui regarde. Une dernière partie s’attache aux peintures monochromes et tout particulièrement à la peinture noir sur noir (Cf. Malevitch, Rothko, Reinhardt, B. Newmann, Soulages), qui serait fin de non-recevoir face aux saillies troublantes et aléatoires de l’Ego alter, tout en pouvant s’interpréter comme dévoilement de l’Etre du monde, autant que comme immersion narcissique sans extériorité.
La conclusion du livre revient sur la fécondité herméneutique de la notion d’Ego alter dans la compréhension des mouvements de la poïésis. Il me semble que sont possibles deux modes de lecture – complémentaires plutôt que contradictoires – de cet ouvrage affirmatif, riche et parfois même touffu, toujours suggestif : le premier suit davantage le propos théorique, et le lecteur entre progressivement dans la perspective de l’Ego alter. L’autre lecture est celle du visiteur d’une exposition solidement fondée, mais permettant surtout la visite argumentée d’une très grande diversité d’œuvres qui nous déstabilisent par leur profusion même et par la richesse des interrogations qu’elles suscitent. L’ouvrage nous fait ainsi éprouver quelque chose de l’ébranlement qui préside aux apparitions de ce que Muriel Gagnebin – après des livres déjà nombreux dont Pour une esthétique psychanalytique (1994), Du divan à l’écran (1999) et Authenticité du faux (2004) – a choisi de mettre en évidence sous la dénomination d’Ego alter.