"Emoi sensoriel, plaisir sensuel", le dernier livre d’Elsa Schmid-Kitsikis commence par le récit d’expériences personnelles très émouvantes à l’origine de ses interrogations sur la « mémoire des sens », la mémoire corporelle. Quels sont les mécanismes en jeu lors de la réactivation d’empreintes sensorielles et sensuelles datant de l’enfance, et/ou de mouvements identificatoires lors de circonstances bouleversantes ? Que sont devenues entre temps ces traces ?
À partir de ces questionnements, Elsa Schmid-Kitsikis propose une réflexion sur le statut psychique de la sensualité dans ses rapports à la sensorialité. Elle nous fait part d’une étude d’une rare qualité sur la complexité psychique de l’éprouvé, de l’émoi sensoriel en lien avec les traumas psychiques, et de son destin au regard des processus perceptifs, phénomènes à la limite entre le psychique et le corporel. Ils participent à la négativation de la perte de l’objet de la satisfaction hallucinatoire dont les enjeux sont liés à la pulsion et au désir.
Elsa Schmid-Kitsikis met en évidence la complexité des éprouvés :
L’émoi sensoriel, « germe d’affect en puissance » pour reprendre les mots de Freud, ou encore « perception de mouvements internes », est omniprésent et envahit la vie psychique ; il se manifeste de façon immédiate, directement sans passer par le pré-Cs. Il est soumis au pouvoir de l’hallucinatoire.
Le plaisir sensoriel bénéficie d’un potentiel, certes hallucinatoire, mais aussi représentationnel et objectal qui permet le développement de la sensualité. L’accès au sensuel nécessite l’instauration d’un temps interne. En effet, l’intégration d’un corps érogène s’organise à partir d’un lien sensuel précoce dans la relation mère-enfant, temps de l’auto-érotisme primaire, l’enfant acquiert une maturité psychique et évolue vers un érotisme objectal, grâce à l’environnement « facilitateur » de l’objet primaire.
L’investissement psychique de la sensorialité permet le développement de la sensualité, avec mise en mémoire d’expériences corporelles en lien avec le souvenir hallucinatoire de l’expérience de satisfaction, la constitution d’une temporalité et d’une arborescence du désir.
Elsa Schmid-Kitsikis précise : « L’objet de la sensualité est un objet sensoriel qui nécessite un contenant corporel et une motion à la recherche d’un plaisir dans la jouissance. »
On peut concevoir la motion sensuelle comme un « mouvement de décondensation de l’excitation et la mise en réserve de désirs sur le trajet de figurabilité psychique », à partir de l’investissement hallucinatoire de la satisfaction du désir. Cette motion cherche la satisfaction du Moi corporel et assure l’« inscription et l’enregistrement de la sensorialité dans le corps en tant que prémices de l’auto-érotisme. »
« La sensualité bénéficie d’une activité sensorielle, celle qui donne accès au processus fantasmatique de la sexualité infantile. Ainsi la sensorialité et la sensualité constitueraient les deux ferments de la sexualité infantile. »
L’ensemble du travail d’Elsa Schmid-Kitsikis est étayé de multiples vignettes cliniques vivantes et pertinentes qui illustrent les dérives que peuvent provoquer diverses défaillances dans l’instauration de la sensualité.
En effet, si les processus perceptifs sont débordés par l’excitation, celle-ci peut devenir un obstacle à l’éprouvé sensuel et induire un clivage entre l’émoi sensoriel et la sensualité.
Défaillance ou excès dans l’expérience sensuelle avec le corps de la mère durant les premiers mois de la vie peuvent compromettre l’accès au vécu latentiel, voire pervertir l’introjection de la jouissance. Passion chaude sur son versant hystérique, passion froide sur son versant pervers. Elsa Schmid-Kitsikis développe des hypothèses sur les mécanismes en jeu dans le fétichisme, puis une réflexion sur la complexité des problèmes rencontrés à l’adolescence.
Pour avancer ses hypothèses, elle s’appuie sur les textes de Freud, les échanges épistolaires Freud-Fliess, la pensée grecque depuis l’Antiquité qui met en exergue l’importance du corps. Puis elle suit le fil de la pensée psychanalytique au travers de ce qu’Elsa Schmid-Kitsikis appelle les « artisans de la vie sensorielle » auxquels elle rend hommage et dont elle met leurs points de vue respectifs en perspective avec les siens : H. Wallon, J. Piaget, D.W. Winnicott, W.R. Bion. Les « signifiants formels » tels que développés par D. Anzieu pourraient représenter les paramètres d’une formalisation de l’expérience psychique sensuelle.
À noter quelques fragments autobiographiques de D.W.Winnicott particulièrement émouvants.
En conclusion, la sensualité, soit l’aboutissement dans le registre plaisir-déplaisir et ses déclinaisons nuancées, est issue d’un processus qui se développe à partir de la sensorialité. Lorsqu’à l’occasion d’un choc traumatique survient de façon inattendue un émoi sensoriel induisant une modification du régime énergétique, certaines liaisons entre affects et représentations de choses et de mots se modifient brutalement et peut se produire la réactivation de moments autrefois vécus, autrement dit un ressaisissement du passé.
La culture d’Elsa Schmid-Kitsikis est étendue, sa rigueur de pensée exceptionnelle. Ce livre dense et original aborde des problématiques rarement étudiées. C’est un outil de travail. Ce livre fait réfléchir. À lire sans tarder.