Phillips Adam, Devenir Freud, (2014), Paris, éditions de l'Olivier, 2015, 233 p.
Adam Phillips ouvre sa réflexion sur l'expérience et la formation du jeune Freud en rappelant les arguments freudiens qui contestent la possibilité même d'une biographie. L'auteur, visiting professsor à l'université d'York, en littérature, et psychanalyste à Londres, est donc toujours aussi amoureux des paradoxes – comme en témoignent ses ouvrages précédents, Trois capacités négatives (supporter d'être perdu, d'être embarrassé, et d'être impuissant) et La meilleure des vies (sur les vies que l'on regrette de n'avoir pas vécues…) publiés en français aux éditions de l'Olivier en 2010 et 2014.
Comment Freud est-il devenu Freud ? C'est donc par la voie d'une anti-biographie qu'Adam Phillips aborde cette question. Contextuelle, la pensée d'Adam Phillips n'en est pas moins profonde. Son développement sur la condition des Juifs d'Europe, souligne la différence entre la génération de Freud et la précédente, et met en évidence à quel point la psychanalyse est née d'écarts et de déplacements, science immigrante de gens qui ne peuvent s'installer et qui éprouvent leur propre culture comme étrangère. En même temps, la découverte freudienne est celle d'un père de six enfants que l'on ne peut trop facilement assimiler à l'image romantique d'un génie solitaire.
A. Phillips rappelle la composition de la famille, les principaux événements familiaux, et les grandes données du parcours intellectuel de Freud. Mais les faits ne parlent pas d'eux-mêmes, ils sont compliqués par le désir inconscient. Freud appartient à une génération de juifs dont beaucoup luttent pour leur assimilation et concevra la psychanalyse comme un projet héroïque, en référence à de multiples grands hommes. Or, selon la psychanalyse, l'idée même d'héroïsme constitue un essai d'autoguérison de notre vulnérabilité flagrante.
L’auteur lit ainsi la genèse de la psychanalyse à la lumière des découvertes et convictions freudiennes ultérieures. « A partir de l’histoire turbulente du déracinement de ses jeunes années, dans une Europe en proie aux transformations » qui aboutirent à deux guerres mondiales et à la volonté nazie d’extermination des Juifs, « Freud allait faire une histoire de la vie adulte avec une histoire de l’enfance, une histoire du développement avec une histoire de l’assimilation, une histoire de la civilisation avec une histoire de l’immigration » (p. 69). La psychanalyse est spécifiée par le lien que Freud établit entre l’enfance remémorée et les plaisirs et souffrances de l’âge adulte : l’enfant est soumis à un trauma cumulatif, et l’adulte névrosé, accidenté de l’assimilation, ne peut se remettre de son enfance qu’il déforme en la racontant. Les souvenirs-écrans sont dès 1899 identifiés par Freud comme des représentations déguisées de désir. La seule chose qui s’approche de la vérité du souvenir est à chercher dans l’invention par Freud du couple formé par le psychanalyste et son patient. Ce que nous avons pris pour la vérité appelle l’interprétation.
Les informations sur la jeunesse de Freud sont lacunaires. Ses principaux souvenirs sur ses premières années sont des souvenirs de perte : l’arrivée rapide de frères et sœurs successifs (peut-être déterminante pour les réactions d’ambition et de rivalité) ; l’emprisonnement pour vol de sa gouvernante catholique ; le jugement négatif de son père (« On ne fera rien de ce garçon ») ; son père lui racontant qu’il s’est baissé pour ramasser son bonnet qu’un chrétien avait fait tomber en l’injuriant. Dans chacun de ces souvenirs, un futur doit être élaboré à partir d’une catastrophe.
La psychanalyse serait le compte-rendu freudien de ce que les gens peuvent faire avec l’expérience de la perte du sentiment d’être exceptionnel, d’être un peuple élu et le préféré de la famille… La sensibilité de Freud est plus élégiaque que commémorative ; l’enfant qui veut posséder sa mère se sent continuellement en train de la perdre ; l’expérience du deuil et de nos limites est ainsi sous-jacente au plaidoyer freudien en faveur du plaisir. Les premières patientes de la psychanalyse furent des personnes qui ne s’intégraient pas, qui parlaient une langue de symptômes physiques bizarres. Grâce à sa méthodologie scientifique, Freud allait réincorporer dans une compréhension cohérente tout ce qui déréglait la culture : la sexualité, la violence et leur transformation en symptômes.
Quel futur peut-on récupérer du passé ? Le Freud des Lumières veut croire que ce qu’on a perdu peut être récupéré sous la forme du savoir. Un Freud plus sombre et problématique pense que le sujet humain n’est ni progressiste ni accessible à la raison et se dresse contre les résistances de ses contemporains à se connaître. La connaissance n’est qu’un médiocre contenant pour la sexualité et la violence… Le Freud qui émerge ainsi d’une enfance juive de son époque, assez banale en un sens, pour entrer dans l’éducation libérale de la Vienne des années 1870 est ainsi habité par des questions fondamentales : Qu’ont perdu les Juifs et que peuvent-ils devenir ? Plus largement : que doivent abandonner ses contemporains pour vivre leur vie et que coûte un tel renoncement ? Et du point de vue de la méthode : Comment quelqu’un peut-il changer quelqu’un ?
Adam Phillips reprend dans cette perspective les éléments de l’histoire du jeune Freud, grand lecteur, passionné par l’histoire ancienne, adolescent brièvement amoureux de Gisela dont il admire beaucoup la mère, très cultivée, et qui décide de devenir explorateur de la nature, tant il est avide de connaissances et marqué par la pensée de Darwin. Il évoque les aînés et compagnons décisifs Brücke, Charcot, Breuer et Fliess qui lui offrirent une sorte d’institution professionnelle et affective, et dresse un portrait remarquable de celle qui deviendra sa femme, Martha, que Freud rencontre à trente-six ans.
Mais le rapport de Freud à la pensée et à l’institution scientifique ne sera pas sans ambivalence. Le savoir commence par une réalisation imaginaire de désir. La psychanalyse sera une tentative scientifique de comprendre la puissance et l’origine des préjugés. Car l’inconscient sabote nos théories et rend éphémères nos convictions, il ne nous laisse pas nous installer… Freud n’a découvert ni la sexualité infantile, ni l’inconscient, ni l’autodestructivité radicale, mais il a révisé le sens traditionnel de ce que cela signifiait, et il y a ajouté une méthode d’exploration. Le travail du rêve marque la façon dont nous empruntons sans cesse au monde qui nous entoure, tout en nous protégeant de cette immersion par des défenses de survie (elles-mêmes empruntées à la culture) qui masquent et déforment notre désir.
La suite du livre explore les particularités de l’élaboration freudienne, et plus particulièrement les enjeux des cinq grands livres rédigés entre 1898 et 1905. L’auteur montre combien la psychanalyse que Freud a pu inventer – emblématiquement représentée par la judéité, la télépathie et les cigares – est, comme son fondateur, d’un statut incertain, comme l’est aussi le lien entre transgression et connaissance, ainsi que l’inventivité incessante d’une sociabilité et d’une communication consciente et inconsciente.
On ne peut que souligner l’intelligence remarquable de la psychanalyse qui sous-tend cette reconstruction passionnante et complexe de la formation et des intuitions du jeune Freud.
Publié le 16 décembre 2015