Psychanalyste de la SPP, thérapeute au Centre Alfred Binet, professeur de linguistique à l'université Paris V et chercheur au CNRS, Lautrent Danon-Boileau présente "les chemins de la parole" tels que les parcourent ces enfants de deux-trois ans et plus qui – en dehors de pathologies somatiques telles que la surdité ou des lésions cérébrales – éprouvent des difficultés à accéder à la parole et présentent donc des troubles de la communication ou du langage. Il est trop fréquent de ne pas tenir compte des chemins imprévisibles qui mènent à la parole, parce que nous sommes prisonniers d'un schéma en stades successifs qui empêche de voir les aptitudes paradoxales qu'ils nous mettent sous les yeux. Remettre en cause ce modèle implicite du développement, c'est aussi réfléchir à l'effet du langage sur le mode d'être d'un individu et apprendre à discerner la distinction entre un défaut de l'instrument cérébral et ce qui relève d'une causalité psychique et des processus créateurs de pensée et d'affect.
Après avoir précisé sémiologiquement de quels enfants il s'agit, analysant ce qui spécifie un trouble de la communication et ce qui caractérise l'investissement du langage, l'auteur s'arrête sur les principes de la prise en charge, soulignant l'importance de saisir le trouble en tant que défense et pas seulement en termes de carence. La construction de l'espace de communication est une recherche d'attention partagée, la capacité à créer une communauté de pensée sans se sentir envahi par la présence de l'autre ; ce préalable est nécessaire à la communication qui suppose d'articuler un thème, où chacun puisse se situer, et un propos, qui correspond à l'apport de chacun sur ce thème. Dès qu'un enfant dispose de deux mots, l'articulation thème-propos est acquise. Pour parvenir à l'expression achevée d'un propos, la pensée doit passer par trois stades différents : découper le flux continu des sensations et perceptions en fragments stabilisés, donner à ces fragments un profil qui corresponde aux trois formats linguistiques de base (verbe ou procès, objet et agent), et enfin réarticuler cet ensemble au sein d'un contenu de proposition qui constitue le propos lui-même.
Au fil de cet ouvrage, nous apprenons ainsi beaucoup sur ce qui fait le langage et sur ce que le langage nous fait. Mais ce sont surtout les cinq thérapies d'enfants évoquées dans la troisième partie, de façon à la fois rigoureuse et vivante, qui restent présentes à l'esprit du lecteur tant ces enfants sont rendus attachants par la capacité à voir leurs aptitudes, leur singularité et leurs progrès, au fil d'un travail que l'on pressent souvent aride. Transparence douloureuse, silence affolé ou communication paradoxale, les obstacles à la communication sont mis en évidence avec maîtrise et profondeur, ce qui prépare le lecteur à la dernière partie de l'ouvrage consacrée aux fondements théoriques de la conception du langage et de la communication qui sont ici mis en œuvre. Le pointage de l'objet, la distinction de la différence (pareil / pas pareil) avec le malaise initial qu'elle suscite, la place de la relation dans la constitution de formes symboliques ou encore les mots de l'affect donnent ainsi lieu à une étude systématique d'un grand intérêt. La réévaluation des étapes de l'acquisition du langage dans une perspective de symbolisation permet de mieux saisir le mouvement du sens au son et inversement, et d'étudier le passage à la parole volontaire (et non plus automatique) capable de formuler la pensée. L'hypothèse de la non individuation n'est pas satisfaisante pour rendre compte des obstacles rencontrés par certains enfants dans leur accès au langage : plutôt que de penser qu'ils ignorent leur différence avec l'autre, il est plus fructueux de penser qu'ils se refusent à donner acte de cet écart avec l'autre : communiquer obligerait à renoncer à son illusion de continuité. Un enfant sans communication peut donc être conduit vers la parole, pourvu que l'échange ne le contraigne pas à reconnaître qu'il est séparé de l'autre. Car on peut moduler le degré de différenciation psychique qu'implique la communication.